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La Turquie n’est pas prête pour des excuses

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Ali Bayramoglu

Politologue et chroniqueur turc

Selon Ali Bayramoglu, l’un des intellectuels ayant mené la campagne de pétition « Je m’excuse » en 2008, celle ci a eu des effets positifs qui se répercutent jusqu’à aujourd’hui. Alors que les effets de l’élection d’Erdogan à la Présidence de la République sur les relations arméno-turques devraient être limités, la Turquie semble encore loin d’en venir au point des excuses.

Repair : Que visiez-vous en 2008 lorsque que vous avez commencé cette campagne ? Aujourd’hui, considérez-vous avoir atteint ces objectifs ?

Ali Bayramoglu : Au fond, les efforts de Hrant Dink s’inscrivaient aussi dans le même cadre. Nous pensions qu’en Turquie, faire face à l’histoire — le « nettoyage » de l’identité turque de ses impuretés — était aussi important que l’établissement d’une conscience par rapport à ce qui a été vécu en 1915 et au génocide, et qu’un processus de familiarisation de la société avec ces questions à travers une confession publique étaient d’une importance vitale.

Nous pensions que la classe politique aussi serait entourée et dirigée par cette familiarisation de la société. L’un des nos souhaits était celui-ci. Il ne s’agissait pas seulement de guider la société, mais aussi, en accomplissant notre devoir d’intellectuels, de l’exprimer à haute voix et d’inviter les gens à opérer une confrontation similaire avec le passé. L’autre dimension tient dans le fait que ce texte a représenté un espoir dans le contexte de l’année 2008. Dans ce cadre là, il y a eu du mouvement à la fois dans la classe politique et dans la société.

En observant rétrospectivement, il est possible de répondre de deux manières différentes.

La première est positive. Parce que ce type de pas en avant n’est pas politique, ni momentané, mais constitue les jalons et les pièces fondatrices d’une longue histoire, il s’agissait d’une des étapes qui ont fait sortir le génie de la bouteille. Il ne s’agit pas simplement de ce pas, mais aussi des conditions de l’époque. Il ne faut pas lier ceci uniquement à cette campagne lancée par quatre ou 150 personnes. La campagne constituait en la répercussion d’une atmosphère générale.

Par conséquent, si aujourd’hui en Turquie il est beaucoup plus facile de prononcer le mot de génocide, si une conscience sociétale de ce type peut avoir un effet y compris autour du gouvernement, je pense que la campagne de 2008 a participé à tout cela. Et cela s’est répercuté de manière positive jusqu’à aujourd’hui.

Comment avez-vous trouvé le message de condoléances qu’Erdogan a publié le 24 avril dernier ?

Ce texte a été soumis à des critiques sur de nombreux points, et bien sûr il est critiquable, parce qu’il ne contient ni excuse, ni reconnaissance. Il est possible de parler d’une avancée par rapport à hier. Au moins, il s’agit d’un texte qui dit qu’en 1915 une infamie a eu lieu, et qu’il s’agit d’une catastrophe pour l’humanité. Peut-être qu’il ne dit pas qu’un crime contre l’humanité a eu lieu, mais il affirme que partager la douleur des Arméniens est un devoir pour l’humanité.

Ce texte est positif car il s’agit d’un texte étatique qui s’approche d’une définition de la catastrophe, même s’il le fait de manière inversée. Bien sûr, le texte est très court par rapport aux attentes. On souhaiterait y voir une définition de 1915 ou en tout cas que les constats concernant le Comité de l’Union et du Progrès soient faits de manière plus concrète. Ce texte ne les a pas encore accomplis, mais quand on pense à la situation il y a cinq, six, ou même dix ans, il possède un caractère révolutionnaire comparé au passé.

Je conçois cela comme un nouveau virage. Bien sûr, il y a encore devant nous beaucoup de chemin à parcourir avec d’autres virages. Du point de vue de l’Etat, en 80-90 ans la Turquie n’en est pas arrivé là uniquement à force de pressions. Il y a eu en même temps, des débats politiques, sociaux et intellectuels à l’intérieur même de l’Etat. Sur la route qui a mené jusqu’à aujourd’hui — du conflit entre le gouvernement et les intellectuels lors de ce fameux symposium en 2005 à la campagne d’excuses en 2008 — je vois tout cela comme des développements positifs.

Mais quand on regarde de l’autre côté, j’ai la conviction que les conditions politiques ont encore plus régressé depuis cette époque. Nous avons vu ces dernières années que la stratégie du « zéro problème » dans la politique extérieure de la Turquie n’a pas marché. L’engagement sentimental et politique de Tayyip Erdogan avec l’Azerbaïdjan — bien sûr il s’agit en même temps de l’engagement de l’Etat turc, mais ils auraient pu faire plus pression sur l’Azerbaïdjan — s’est traduit par le fait que cette situation a pris une dimension restrictive au plus haut point concernant les relations avec l’Arménie. Il s’agit d’un développement tout à fait négatif.

De manière négative, alors que l’Etat turc, avec sa stratégie poursuivant le désir ou la prétention à être un grand Etat et avec un langage défensif, a une approche de la question plus distante et froide, nous voyons d’un autre côté un mécanisme qui marche et se répercute dans le langage étatique.

Il y a la question de savoir ce qui va se passer en 2015, année critique du centenaire. La nomination d’Ahmet Davutoğlu au poste de premier ministre va avoir des conséquences à la fois positives et risquées. Sur ce sujet, la Turquie va essayer d’avancer en insistant sur la dimension humaine et l’aspect « tragédie » de la question. Cependant, très probablement, elle la traitera aussi du point de vue de « mémoire juste », selon les termes souvent utilisés par Davutoğlu, c’est à dire un traitement de la question en rapport avec des massacres qu’ont subi d’autres communautés à la même époque.

 De même que cela peut contenir des pas en avant, positifs et nouveaux, cela peut aussi être interprété comme une expression froide et nouvelle de l’attitude négationniste de la Turquie. C’est à la fois le temps, ainsi que les évolutions dans la société et les discussions, qui le déterminera. Mais en ce moment, le point le plus problématique concerne le fait qu’en comparaison avec la situation de 2008, la question arménienne soit noyée parmi de nombreux problèmes politiques et reléguée au second plan. De 2008 à 2010, ce problème avait au moins un poids central dans la pression exercée sur le gouvernement et la définition de la démocratie. Cependant, avec  l’arrivée des événements de Gezi, la tendance de l’AKP à devenir autoritaire, les changements dans la politique extérieure en Égypte et en Syrie, et les débats sur la confrérie Gülen, l’agenda s’est un peu relâché, a été noyé et c’est la dimension sécuritaire qui est passée au premier plan.

Je pense que cela a empêché la nécessaire pression sociale et le processus de familiarisation d’atteindre le niveau souhaité. Et c’est dans cette atmosphère où elles ont pu se réorienter contre ce sujet, que les réactions nationalistes sont réapparues.

Erdogan affirme vouloir mener une présidence active. Quels devraient être les effets de l’élection d’Erdogan à la présidence de la République sur ces questions ?

Il dit qu’il va être un Président de la République actif. Mais la question de savoir s’il le sera ou non constitue un autre sujet de débat. Ce n’est pas quelque chose de très facile, parce que vous n’avez aucune prérogative. Même les possibilités de violation de la Constitution sont limitées. Je ne crois pas que l’élection de Tayyip Erdogan à la présidence de la République aura un grand effet.

Le fait qu’il soit Président ne rend pas nécessaire le fait qu’il soit plus déterminant dans les politiques menées. Qu’il soit Président ou non n’est pas si important que ça, il est de toute façon dans la position d’un leader central. Qu’il soit dans la position de définition et de validation des politiques étatiques joue t-il un rôle en plus ? Je ne le pense pas.

La question est plutôt sur le fait que la mentalité représentée par Tayyip Erdogan soit convaincue qu’il n’y a pas eu de génocide. Pour eux, il s’agit d’une conviction sérieuse et sincère. Est ce que cette conviction peut-elle changer ? Pas vraiment. Je crois que Davutoğlu ne pense pas très différemment non plus. On peut supposer que Tayyip Erdogan puisse constituer un obstacle mental. Mais n’oublions pas que l’AKP, ainsi que son leader, ont une structure très flexible. C’est pourquoi il peut ne pas être simplement un obstacle mental, mais du point de vue d’autres composantes de la question, il peut aussi jouer un rôle d’ouverture.

On ne devrait alors pas prochainement s’attendre aux excuses étatiques.

Pas encore. Nous le souhaitons tous beaucoup, nous l’attendons, mais je ne crois pas que la Turquie en soit arrivée là. Pour pouvoir en venir au point de présenter des excuses, la Turquie doit opérer une rupture dans sa mentalité. L’AKP n’a pas vécu cette rupture. La pression et la demande sociales ne sont pas encore suffisantes à ce sujet. Du point de vue des conditions internationales, nous ne pouvons pas dire que les choses avancent dans ce sens. Pour cela, les relations entre l’Arménie et la Turquie devraient être un peu différentes du passé. Mais comme je l’ai dit auparavant, il peut aussi y avoir des développements surprise et inattendus. Comme cela a été le cas concernant la lettre de condoléances. Espérons que cela arrivera.