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Centenaire du génocide : quelles solutions politiques entre l’Arménie et la Turquie ?

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Vahram Ter-Matevosyan

Chef du département des études turques à l’Institut d’études orientales de l’Académie nationale des sciences d’Erevan

Selon Vahram Ter Matevosyan les relations interétatiques entre la Turquie et l’Arménie au point mort n’empêchent pas les sociétés civiles des deux pays de dialoguer et de nouer des relations aux niveaux économiques ou culturels. Deux questions restent d’actualité : comment aller de l’avant ? et que faire des protocoles signés, mais non ratifiés ? Un élément de réponse serait à chercher dans un changement de rhétorique dans les discours de la Turquie et de l’Arménie. Une nécessaire évolution, exigée à la fois par l’opinion des deux pays, mais également par la communauté internationale.

Deux niveaux de relations

La normalisation des relations entre l’Arménie et la Turquie est une question récurrente donnant lieu à nombre de propositions et à l’analyse tous azimuts de la situation. Il semble qu’il n’y a plus rien à dire, cependant il s’agit là en réalité d’une approche évasive et passive. Tant que les relations ne sont pas normalisées et que la frontière arméno-turque n’est pas ouverte, il faut continuer à réfléchir aux obstacles existants en accumulant des nouvelles solutions. Il faut avoir à l’esprit que si rien ne change dans les relations officielles entre l’Arménie et la Turquie, il n’en est pas de même quant à la région qui est chaque jour différente. Cela nous incite à suivre de près les processus en cours afin d’avoir des formules toutes faites pour chaque circonstance nouvelle. Les relations Arménie-Turquie sont trop importantes, c’est pourquoi il faut faire le maximum pour qu’elles ne soient pas dérivées de processus ou de circonstances secondaires.

Quand on évoque les relations entre l’Arménie et la Turquie, il faut distinguer ces deux strates : les relations interétatiques et celles au niveau des sociétés civiles des deux pays. Cette distinction aussi comporte une différence de perception. Si l’on ne peut constater aucun progrès dans les relations interétatiques où les contacts officiels sont quasiment inexistants, les sociétés civiles des deux pays continuent leur dialogue : il y a des programmes communs, des projets d’affaires qui voient le jour. Les deux parties continuent leurs échanges commerciaux, elles organisent des visites réciproques, des présentations et des expositions. En d’autres termes,  tout avance, à l’exception du processus de normalisation officiel.

Certains événements des derniers mois semblaient créer un terrain favorable à l’amélioration des relations. Il s’agit d’abord du message de condoléances adressé par le premier ministre turc le 23 avril dernier, par lequel il marquait une nouvelle approche de la société turque vis-à-vis du Génocide. Un mois plus tard, le 27 mai, le président arménien adressait une invitation orale à son futur  homologue turc à se rendre en Arménie, le 24 avril 2015, afin qu’il « puisse se confronter aux témoignages éloquents de l’histoire du Génocide des Arméniens ». Le 13 août 2014, le président arménien a félicité  Erdogan  à l’occasion de son élection au poste de président de la Turquie et s’est dit espérer que ce dernier s’emploierait à mettre en œuvre, sans conditions préalables, « les arrangements bilatéraux ». La Turquie de son côté a envoyé une invitation officielle à l’Arménie à participer à la cérémonie de prestation de serment d’Erdogan à laquelle l’Arménie a répondu en y déléguant son ministre des affaires étrangères. À Ankara, le ministre Nalbandian a eu une brève entrevue avec Erdogan lors de laquelle il lui a remis l’invitation officielle pour se rendre en Arménie le 24 avril 2015 et le président turc nouvellement élu en a pris note. A en juger d’après les photos diffusées par le ministère arménien des affaires étrangères, Erdogan avait bien accueilli la présence du ministre arménien à la cérémonie d’investiture.

Cependant plusieurs jours après sa visite à Ankara, le chef de la diplomatie arménienne fait publier dans le journal français Le Figaro un article critique envers les autorités turques et leur politique en matière du Génocide. Cet article était en fait la réponse à celui signé en mai par Ahmed Davutoglu. Encore quelques semaines après, le 24 septembre dernier, c’est le tour du président arménien qui, du haut de la tribune de l’ONU, critique les autorités turques en les envoyant « au diable ».

Bien sûr, beaucoup se sont concentrés sur l’expression citée « on se fout que vous ratifiez », en essayant de surestimer sa valeur ou de jouer là-dessus. En réalité, si nous tentons de comparer ce discours de Sarkissian à ses deux interventions précédentes faites à l’ONU, il sera évident que nous avons affaire à un changement d’appréciations. À beaucoup d’égards et en premier lieu, sur le plan purement humain, la cause de l’explosion de colère du dirigeant arménien était compréhensible. Le discours que Serge Sarkissian a prononcé à l’ONU en 2008 était optimiste, parce qu’il suivait de quelques jours seulement la visite à Erevan d’Abdullah Gül, le onzième président de la Turquie, tout comme celui de 2011 était marqué par l’attente, puisque Sarkissian espérait encore que les possibilités de dialogue n’étaient pas encore épuisées. Tandis que le dernier discours contenait une critique non dissimulée qui, même s’il n’était pas nouveau pour personne, était inédite pour le cadre dans lequel il était prononcé.

Deux questions cruciales

En réalité, la fin de l’étape active du processus de normalisation des relations entre les deux pays fut marquée il y a quatre ans et demi, le 22 avril 2010, lorsque Sarkissian annonçait que « l’étape actuelle de la normalisation des relations est épuisée ». En effet, la Turquie n’avait pas respecté l’arrangement d’avancer sans conditions préalables et dans des délais raisonnables et l’Arménie était contrainte de faire ce pas. Par conséquent, toutes les déclarations et tous les discours d’Erevan postérieurs à avril 2010 reflètent la logique de cette déclaration de 2010. Les autorités turques se sont « ingéniées » à créer un grand déficit de confiance auprès des autorités et de la société arméniennes qui s’est creusé de plus en plus pendant les quatre à cinq dernières années. Quant aux déclarations de la Turquie, celles-ci se fondent sur la logique de la déclaration d’Erdogan faite en mai 2009 à Bakou.

A présent, deux questions restent d’actualité : comment aller de l’avant ? et que faire des protocoles signés, mais non ratifiés ? Commençons par la deuxième. Le président Sarkissian a déclaré à l’ONU qu’Erevan pensait retirer les Protocoles de la circulation. Il faut considérer cette déclaration comme la réitération d’une intention de plusieurs années et comme un ultimatum sans délai fixe adressé en premier lieu aux autorités turques. Parmi les destinataires on pourrait classer aussi les médiateurs, y compris les Américains. Il y a quelques jours, cinq ans ont passé depuis la signature de ces textes et les autorités arméniennes se sentent obligées de faire un pas. Si la Turquie ne réagit pas d’une manière ou d’une autre, l’Arménie se devra d’agir conformément aux dispositions des parties 3 et 4 de la Convention de Vienne de 1969 relatives aux Traités. Tout d’abord, l’Arménie doit inviter les représentants des pays et des organisations ayant assisté, le 10 octobre 2009, à Zurich, à la cérémonie de signature des Protocoles à se rendre à Erevan et adopter avec eux une déclaration conjointe sur le retrait des Protocoles donnant le coup d’envoi à un processus juridique approprié à l’égard des autorités turques devant les instances juridiques internationales. Une telle démarche pourrait sauver la face de l’Arménie et serait une sortie honorable du processus, sans pour autant résoudre le problème fondamental qui est l’établissement de relations officielles et l’ouverture de la frontière.

La réponse à la question « que faire ? » semble évidente : dans la situation actuelle il est difficile de trouver des recettes toutes faites pour aider l’Arménie et la Turquie à se sortir de l’impasse. Je pense que les deux parties sont conscientes que le problème arméno-turc comprend plusieurs strates et qu’il relève aussi bien du bilatéral que du multilatéral. En conséquence la recherche de solutions faciles ou de percées spectaculaires est susceptible d’engendrer plus de problèmes que d’assurer une avancée. L’expérience des années 2008-2009 de confiance mutuelle sans réserve s’est soldée par un échec. Plus encore : elle a marqué malheureusement le début d’une distanciation l’un par rapport à l’autre et d’accusations mutuelles.

En 2008-2009, les pouvoirs publics des deux pays ont eu la volonté d’aller de l’avant, se disant prêts, l’un dans une plus large mesure, l’autre moins résolument, à l’idée de progresser. Les autorités arméniennes étaient conscientes qu’elles devaient le faire contre vents et marées, cependant elles ont tenu bon en dépit des critiques venant de la Diaspora et des incertitudes. Et tout en étant contre les approches de la Turquie, elles n’ont pas quitté le processus, espérant que les médiateurs pourraient finalement ramener la Turquie sur un terrain constructif. Mais la Turquie s’est trop vite pliée devant les difficultés et tout en restant  sur le terrain de jeu a renoncé en fait à le poursuivre.

Compte tenu de tout cela, il serait souhaitable qu’à la veille de 2015, la Turquie fasse une déclaration reconnaissant qu’en 2008-2009 le moment n’était pas encore venu et, rendant hommage à son vis-à-vis, annonce la fin du processus de Zurich, remettant à des temps meilleurs la reprise du processus de normalisation des relations. En même temps, les parties doivent tirer des leçons du passé et se rendre compte que les relations complexes entre l’Arménie et la Turquie ne peuvent pas être réglées  par des protocoles embrouillés et subtils et qu’il faudra trouver un autre terrain de solution.

Changer de rhétorique

A la veille de l’anniversaire du Génocide l’Arménie aussi bien que la Turquie doivent changer de rhétorique, non pas parce que cette exigence soit dictée par la logique du centenaire, mais parce qu’elle émane directement de l’opinion des deux pays, ainsi que de la communauté internationale. Parallèlement au processus de condamnation internationale du Génocide, l’Arménie doit intensifier ses travaux avec la société turque. L’Arménie et la Diaspora doivent exercer envers ce pays une pression plus douce. Pendant les années précédentes cela se faisait spontanément, mais il serait souhaitable qu’une certaine coordination intervienne à l’avenir. Cette demande existe dans la société hétéroclite turque, en conséquence une telle approche ne pourrait que contribuer à l’entreprise. Pendant les dernières années le président arménien a répété plus d’une fois que le peuple arménien n’a pas de haine pour le peuple turc. Cette thèse ne peut pas rester sans suite, elle agit lentement, mais sûrement.

Depuis le mois de mai, lorsque le président arménien a invité, dans son intervention, son futur homologue turc à assister, le 24 avril 2015, aux cérémonies de commémoration du centenaire des victimes du Génocide, l’une des questions les plus discutées en Arménie est la suivante : « Viendra ou viendra pas ? ». A la fin de l’été, lorsque Nalbandian a remis à Erdogan l’invitation officielle, ces discussions sont devenues plus animées, puis se sont très vite taries. La raison était claire : il était trop tôt pour engager des débats sept mois avant l’échéance. Pendant ce temps, tant à l’intérieur du pays qu’au niveau régional, peuvent intervenir des changements politiques très profonds susceptibles de modifier les intentions de l’Arménie aussi bien que de la Turquie. En effet, il est difficile d’imaginer que des mois à l’avance les autorités turques puissent  prendre un tel engagement en promettant de se rendre à Tsitsernakaberd. Et si néanmoins Erdogan décide de franchir ce pas, cela ne doit pas être qu’une visite symbolique. Il faudra en tirer le maximum.

En attendant, il faudra que l’Arménie réfléchisse à des scénarios alternatifs qui puissent se présenter à leur population aussi bien qu’à la communauté internationale. En dehors de la programmation des manifestations consacrées au centième anniversaire du Génocide, il faudra déployer des efforts non moins importants en vue d’élaborer des scénarios alternatifs de relations officielles avec la Turquie. Le temps, les possibilités et les ressources sont trop précieux pour les dilapider comme on l’a fait impitoyablement pendant les années précédentes pour les raisons les plus variées. L’Arménie avait adopté une approche plus que sérieuse aux engagements fixés par les Protocoles qu’elle a signés en présence des  médiateurs, aussi est-il grand temps de faire preuve de plus de souplesse et d’une capacité d’agir vite. Les autorités arméniennes avaient sincèrement cru qu’à partir d’un certain moment la Turquie allait renoncer au discours fondé sur les conditions préalables et entreprendrait des démarches réelles pour mettre en œuvre les engagements pris par les Protocoles.

Bien entendu, pendant les cinq dernières années en Arménie on n’a pas cessé de parler de l’annulation des Protocoles, cependant ces discussions ont toujours été accompagnées de deux préoccupations : a) par cette démarche l’Arménie fermerait la fenêtre de la chance, aussi insignifiante qu’elle soit qu’il serait très difficile de rouvrir et b) il ne faut pas manquer à la parole donnée aux médiateurs. En réalité il faudra expliquer les deux préoccupations par l’inexpérience et par la confiance absolue en son interlocuteur. Il ne faut pas oublier non plus un autre phénomène négatif qui fait jour dans les processus d’élaboration, de mise en œuvre et d’évaluation de la politique extérieure de l’Arménie, à savoir que les cas menant à des solutions par la voie de recherches et d’approches novatrices se font de plus en plus rares. Nous avons eu certaines manifestations du genre pendant les trois premières années du mandat de Sarkissian, mais elles ont diminué considérablement ces dernières années, confirmant le fait qu’un problème institutionnel de fond réside dans le processus de prise de décision en matière de politique extérieure.

Les changements systémiques autour du Génocide ont commencé en Turquie depuis plusieurs années, et la mort de Hrant Dink n’a fait qu’accélérer ce processus. Nous qui sommes les contemporains de tout cela, n’arrivons pas à nous rendre compte des bouleversements tant en forme qu’en terme de contenu produits dans la conscience collective turque. Il s’agit là d’une évolution sérieuse dont les conséquences positives sont désormais inéluctables. La Turquie a franchi depuis longtemps le point de non retour, même si certains sont encore incapables de le voir et de l’accepter et que pour d’autres, bien que visible, il reste incompréhensible.  La Turquie change par rapport au Génocide des Arméniens. Toute la question est de savoir comment ce changement influera sur la politique réelle. D’ores et déjà nous pouvons constater que l’influence sur les pouvoirs publics de la société et des intellectuels turcs qui s’expriment pour la normalisation des relations avec l’Arménie et la solution du problème du Génocide n’est pas encore suffisante, même si elle est plus grande par rapport à il y a quelques années. Les dirigeants et les sociétés des deux pays doivent faire partie des changements et non pas se confronter à leurs conséquences. Ils doivent rejeter la mentalité d’une autre époque et renoncer à répéter les erreurs et les omissions commises par le passé.