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Les Arméniens Hamchènes musulmans, une mutation identitaire arménienne ?

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L’ONG YERKIR inaugure une série d’articles sur le thème « les Arméniens oubliés derrière le mont Ararat » sur son retour d’expériences en Turquie, de ses projets sur les identités culturelles, notamment le renouveau de l’Arménité auprès des crypto-Arméniens (islamisés, alévisés, turquifiés, kurdifiés).

Depuis une vingtaine d’années, il existe un phénomène de résurgence de l’Arménité de certains de ces « restes de l’épée » comme on les surnomme en Turquie. Le mont Ararat n’est pas qu’une représentation symbolique sur un tableau ou un tampon. C’est le point culminant d’un territoire qui porte en lui le germe d’une renaissance de l’identité, de la culture et de communautés arméniennes, laissée en friche depuis 1915.

En tant qu’Arméniens issus de ces territoires, les Arméniens de la Diaspora doivent se mobiliser et aller à la rencontre de ces Arméniens oubliés derrière le mont Ararat pour les soutenir.

Les Arméniens Hamchènes musulmans, une mutation identitaire arménienne ?

Les Hamchènes (Համշենցիներ en arménien, Hemşinliler en turc) sont des Arméniens issus de la principauté arménienne historique du Hamchène (VIIIe-XVe siècle) qui se situe entre la chaîne montagneuse du Pont et la mer Noire, qui fait aujourd’hui partie de la province turque de Rize. Les Hamchènes vivent aussi, dans la province turque d’Artvin, dans la région qui entoure la ville d’Hopa, près de la frontière géorgienne.

Une partie des Hamchènes ont été islamisés au XVIIIe siècle et leur dialecte arménien Homchetsi (Հոմշեցի) est encore pratiqué principalement dans la province d’Artvin en Turquie. Alors que les Hamchènes, restés chrétiens, se sont exilés à différentes périodes en Russie (essentiellement à Krasnodar et en Abkhazie) pratiquent encore le dialecte Homshetsma (Հոմշեցմա) proche du Homchetsi. Un troisième groupe de Hamchènes islamisés, principalement dans la province du Rize en Turquie, parlent le Hemshinji, un dialecte turc avec de nombreux emprunts lexicaux arméniens.

Les Arméniens Hamchènes musulmans restés dans l’Empire ottoman furent témoins des massacres et du génocide des Arméniens. Ils subirent la violence et les pressions, tant sous l’Empire ottoman que sous la République turque. De génération en génération, ils apprirent, par leur vécu, que leur héritage chrétien et arménien suscitait la suspicion des autorités. Malgré cela, les Arméniens Hamchènes musulmans ont préservé leur langue, leurs coutumes et leur culture locale, sans toutefois se définir explicitement comme « arméniens ». L’héritage et l’identité arménienne sont devenues tabous, tandis que leur identité locale « Hamchène » s’est renforcée.

Les Arméniens musulmans du Hamchène ont même conservé certaines de leurs coutumes païennes/chrétiennes ou les ont intégrées à leurs pratiques islamiques. Vartavar, par exemple, est toujours célébré dans la région sans références païennes ou chrétiennes explicites. Jusqu’à très récemment, de nombreuses familles célébraient le 5 janvier, date du Noël arménien. Le 13 janvier est fêté, encore aujourd’hui, comme le jour de la nouvelle année « Nordai/Kalandar » (calendrier Julien) comme en Arménie.

Qui sont les Hamchènes aujourd’hui ?

Il y a deux manières de répondre à la question “qui sont les Hamchènes” ? La première consiste à s’interroger sur la manière dont les Hamchènes résidant aujourd’hui en Turquie se définissent, la seconde consiste à se pencher sur la Genèse de cette identité. En adoptant la première perspective, il s’agit d’Arméniens qui, en s’islamisant, sont devenus partie intégrante de la communauté turque et de l’islam avec une tendance récente, pour certains, à s’affirmer comme une entité à part, ayant développé sa propre identité issue d’une mutation du patrimoine culturel et linguistique arménien.

Les Hamchènes ne constituent pas un groupe homogène et structuré. Il n’existe pas de statistiques sur le nombre des Hamchènes en Turquie. Les estimations varient entre des centaines de milliers à deux millions. Beaucoup de Hamchènes sont implicitement conscients d’être liés aux Arméniens ; certains l’acceptent tandis que d’autres le rejettent. La plupart, ayant émigré dans les grands centres urbains de Turquie, ont été soumis à l’acculturation et se sont assimilés. C’est dans ce groupe majoritaire que l’on retrouve la tendance qui nie ou rejette les origines arméniennes des Hamchènes.

La République turque s’est construite sur la vision d’une nation turque homogène, où tous les groupes ethniques étaient contraints d’oublier leurs différences et de se turquifier. Du fait de leur isolement géographique, les Hamchènes vivant près de la frontière géorgienne ont réussi à préserver leur dialecte arménien. Dans de nombreuses familles, on parlait ce dialecte sans pour autant le considérer comme “arménien”.

La lente libéralisation des tabous en Turquie, depuis le début des années 2000, a permis la réappropriation de leurs identités culturelles par les minorités. D’autre part, la chute de l’Union Soviétique a permis l’ouverture des frontières et des contacts directs avec l’Arménie et les Arméniens, via la Géorgie.

Le renouveau identitaire des Hamchènes

Depuis, une vingtaine d’années, un renouveau identitaire s’articule autour de la culture et de la langue par l’émergence d’une prise de conscience des nouvelles générations. Dans la région de Hopa et à Istanbul, des associations, des festivals, des concerts, des groupes de musiques, des cours de langues se constituent pour faire vivre et transmettre cette identité aux travers de leur dialecte arménien, le Homshetsi.

Une nouvelle génération d’artistes compose en Homchetsi dans le cadre des musiques actuelles. Des livres sont traduits en Homchetsi, des publications, des manuels et des dictionnaires sont édités dans cette langue. Des festivals et des concerts sont organisés dans les régions d’Artvin et de Rize ainsi qu’à Istanbul.

Malgré des ressources limitées, ils ont préservé et réinventé leurs traditions orales et culturelles dans un contexte de pressions persistantes en Turquie. Apprendre et partager la musique et la danse arménienne du Hamchène représente l’une des nombreuses façons de célébrer leur histoire complexe et de soutenir leur résilience culturelle.

Il existe très peu de passerelles entre les Hamchènes de Turquie et le monde arménien. La proximité de l’Arménie permet d’avoir de rares échanges. Par exemple, des chansons ou des danses Hamchènes sont reprises en Arménie. Cela pose des questions du côté des Hamchènes musulmans : Lorsque d’autres Arméniens interprètent ou adoptent les danses et la musique des Hamchènes, cela constitue-t-il une appropriation culturelle ? Les Arméniens Hamchènes représentent-ils une minorité au sein du groupe arménien ? Lorsque d’autres Arméniens s’approprient ces traditions, expriment-ils leur solidarité avec les Arméniens du Hamchène ?

Des questions sans réponse puisque les Hamchènes sont une minorité invisibilisée dans le monde arménien et que cette appropriation est unilatérale, car il y a très peu de collaboration en sens inverse, d’Arménie vers les Hamchènes.

Quant à la Diaspora, détentrice de l’identité et de la culture de l’Arménie Occidentale, hormis à de très rares exceptions, n’a établi quasiment aucun contact avec les Hamchènes en Turquie. Alors que les Hamchènes sont porteurs d’une culture vivante issue de l’Arménité, sur un territoire arménien et locuteur d’un dialecte de l’Arménien Occidental.

Aller à la rencontre et à la découverte des Hamchènes.

Notre ONG YERKIR, a saisi très tôt l’importance de recréer des liens avec cette population habitant l’Arménie historique comme vecteur de transmission de la culture et de l’identité arménienne en Turquie.

Afin de promouvoir les études académiques sur cette minorité arménienne Hamchène, sensibiliser l’opinion publique arménienne et les cercles d’experts sur la question, nous avons organisé à Erevan, en juillet 2008, une « Semaine de la culture Hamchène » composée :

– D’un colloque international sur le thème « Hemşinli et Hamchènetsi ; histoire et culture » à l’Hôtel Congress à Erevan, en partenariat avec l’Institut Scientifique des Études Orientales de l’Académie Nationale d’Arménie.

– Des concerts du groupe Hamchène de Turquie, VOVA.

Le retour au pays… sur les traces de l’héritage arménien en Turquie

En 2010, notre ONG YERKIR lançait un programme visant à retrouver une part de l’héritage du patrimoine culturel immatériel arménien encore vivant en Turquie tout en pérennisant la pratique de la musique traditionnelle arménienne.

Les buts du projet étaient de faire des études ethnographiques et ethnomusicologiques sur la pratique d’instruments et de genres musicaux arméniens ayant encore cours en Turquie dans des populations ayant côtoyé les Arméniens avant 1915 (Hamchènes, Zazas, Kurdes, Alévies, Crypto-Arméniennes…) et d’étudier les instruments traditionnels disparus ou en voie de disparition pour les réhabiliter.

Au départ, ce projet s’est articulé, à Erevan, autour d’un groupe d’étude composé d’experts de la musique traditionnelle arménienne, sous la direction du musicologue Norayr Kartashyan. Sa mise en œuvre a débuté, en novembre 2010, par la création d’un ensemble musicale de recherche ethnomusicologique, le Van Project, composé d’une vingtaine d’étudiants du Conservatoire Nationale d’Arménie âgés de 14 à 20 ans. Cette troupe constitua l’ossature d’un programme qui permettra de faire revivre l’enseignement d’instruments et de genres musicaux arméniens perdus.

Entre 2010 et 2013, plusieurs missions d’études ethnographiques et ethnomusicologiques ainsi que le Van Project se sont rendues en Turquie. Ces missions ont permis par le biais de workshops et de résidences de faire travailler les musiciens du Van Project avec des musiciens locaux. De nombreux concerts ont été donnés par le Van Project à Erevan et en Turquie : Münzür Festival du Dersim, Festival Arguvan de Malatya, Diyarbakir, Van et Istanbul (Lire les récits de missions en Turquie : Le retour au pays… sur les traces de l’héritage arménien en Turquie.)

En 2011, nous avons organisé une première mission d’étude d’un groupe d’experts d’Arménie (turcologues, ethnologues et ethnomusicologues) accompagné de l’ensemble musical Van Project pour aller à la rencontre des Hamchènes des régions de Rize et d’Artvin.

Plusieurs workshops et résidences musicales ont été organisés avec des artistes et musiciens Hamchènes dans les villes d’Hopa, Çamlıhemşin et Hemşin avec le Van Project.

Ces résidences musicales visaient à retrouver une part de l’héritage du patrimoine culturel arménien encore vivant chez les Hamchènes. Grâce à ces liens tissés avec les Hamchènes, nous avons pu réhabiliter en Arménie la cornemuse arménienne, le Dgzar et réadapter des musiques et des chansons issues du folklore arménien Hamchène.

Réhabilitation de la cornemuse arménienne.

Le premier instrument que le Van Project a réhabilité est une cornemuse traditionnelle arménienne, le Dgzar ou Bargabzoug (Tulum en turc). Instrument populaire des montagnards du plateau arménien, c’est une variante de la cornemuse. Il est composé d’une poche de cuir ou de peau qui permet de sortir les sons de plusieurs roseaux. Cet instrument avait pratiquement disparu d’Arménie, mais il était encore utilisé en Turquie par les Hamchènes.

Des missions d’études d’experts du Van Project se sont déplacées en Turquie pour étudier les Tulums et en rapporter en Arménie. Avec l’aide d’un des derniers musiciens, à savoir en jouer en Arménie, le Varbed (maître) du Dgzar, Vladimir Smbatyan (80 ans) nous avons pu recomposer le process de leur fabrication et transmettre sa pratique musicale aux nouvelles générations en Arménie.

Le Van Project a ouvert la voie à la réactualisation de la musique traditionnelle

Si aujourd’hui, les musique, les chansons et les danses Hamchènes sont popularisées en Arménie, c’est grâce au Van Project qui a été moteur, grâce à Norayr Kartashyan et à ses jeunes musiciens. Ils sont aujourd’hui devenus des musiciens confirmés qui prennent place sur la scène musicale d’Arménie. Grâce à leurs expériences acquises lors de leurs nombreux voyages en Anatolie et du travail sur le patrimoine immatériel arménien, ils sont aussi à l’origine du mouvement actuel de réactualisation et de réappropriation de la musique traditionnelle.

MiASiN ! Les Mélodies Intimes d’Anatolie

Suite aux contextes politiques en Turquie, à la guerre des 44 jours de 2020 ainsi qu’à l’arrestation de nos principaux partenaires en Turquie (Osman Kavala de la Fondation Anadolu Kultur et des co-maires de Diyarbakir), nous avons dû élaborer et adapter des projets spécifiques, aux contraintes des tensions, tout en créant de nouvelles formes d’expressions pour permettre de nous investir en Turquie.

Nous avons développé un projet, Music Action Lab Women, afin de reprendre pied en Turquie, plus précisément en Anatolie. Au travers de thématiques croisées sur les Droits des Femmes et les Droits Culturels, nous avons réuni à Lyon, à Bruxelles et à Erevan des musiciennes de France, d’Arménie et de Turquie pour des résidences de création musicale. La musique étant une forme d’expression qui a toujours été reliée aux changements d’ordre social et politique.

Entretemps, le projet Music Action Lab Women s’est transformée en groupe de musique, MiASiN !

En juillet 2023, avec les musiciennes, nous avons initié un road trip de résidences en Turquie pour travailler et faire des concerts avec des musiciens Hamchènes et Lazes (géorgiens islamisés) à Arhavi, Zaza et Alévis au Dersim, crypto-Arméniens à Kharpet et Kurdes ainsi qu’Arméniens à Diyarbakir.

Nous avons entrepris un long trajet vers la Turquie en passant par la Géorgie, avec pour première étape, Arhavi, une ville en pays Laze, située dans le nord-est de la Turquie en bord de mer Noire. Nous avons été accueillis par Birol Topaloğlu, célèbre musicien Laze, dans son centre culturel. Durant trois jours, nous avons travaillé les chants et musiques Lazes mais aussi sur ceux des Hamchènes avec Hikmet Açiçek, leader du groupe VOVA, pionnier du réveil culturel des Hamchènes qui travaille à préserver la culture et le dialecte arménien Homchétsi.

Un concert a conclu ces trois jours d’ateliers, où le répertoire des musiciennes a pu s’enrichir de chansons en Laze et en Hamchène. Le public local a très bien accueilli ce concert. Beaucoup de Hamchènes des villages environnants de la région de Hopa se sont déplacés, ce qui donna, après le concert, des rencontres émouvantes. Beaucoup d’entre eux parlaient ce dialecte arménien dont certains à force de contact avec l’Arménie, parlaient aussi l’Arménien Oriental, tenant même des discours très « arméno-centrés » (regarder l’extrait du documentaire plus haut).

Ce sont ces expériences de terrain et ces témoignages qui font prendre conscience que les Arméniens de la Diaspora ont un rôle à jouer en Turquie.

En tant qu’Arméniens issus de ces territoires, nous devons nous mobiliser et aller à la rencontre de ces Arméniens oubliés derrière le mont Ararat pour les soutenir dans leurs quêtes d’Arménité.

Les pertes territoriales suite à la « guerre des 44 jours » de 2020, le dépeuplement démographique de l’Arménie, l’assimilation et l’acculturation en diaspora réduisent de toutes parts l’espace arménien.

Les Hamchènes mais aussi les crypto-Arméniens sont une chance inestimable pour pouvoir faire renaître des communautés arméniennes sur leurs terroirs originels.

En 2026, notre ONG YERKIR organisera des ateliers de danses, de chants, de contes, d’écritures, d’artisanats arménien à Diyarbakir mais aussi avec les Hamchènes.

Aidez-nous dans la réalisation de ces projets en nous soutenant.

LES RÉALISATIONS DE L’ONG YERKIR
Arménie – Artsakh – Djavakhk – Géorgie – Turquie – Arménie Occidentale