Chargement

Entrez votre recherche

L’identité des Arméniens islamisés Hamchen

Follow Me
Tweet

Luciné Sahakyan

Turcologue, directrice du département des relations arméno-ottomanes de l’Institut des Études Arméniennes de l’Université de Erevan

Ces derniers temps, la presse et certains chercheurs se sont penchés sur les problèmes identitaires des Hamchènes vivant sur le territoire de la Turquie. Certains commentaires sont faits sans tenir compte du fait historique de la politique d’islamisation et de turquification et des conséquences qui en découlent, d’autre part, il n’y a pas de différenciation entre les termes « d’identité » et « d’origine ».

Les générations d’Arméniens de Hamchènes, islamisés de force depuis le XVIIIe siècle, vivent aujourd’hui dans les districts de Çamlıhemşin (ancien Bas Viçe Vije), Hemşin (ancien Hamchènes), Pazar (ancien Atina), Fınldıklı (ancien Viçe Vije), Ardaşen (ancien Artaşen), Ikizdere (ancien Kurai-i Seba) de la province de Rize en Turquie dont une partie constituait la province historique arménienne de Hamchène. Au cours du temps, une partie d’entre eux ont émigré vers les districts de Hopa et de Borçka de la province d’Artvin. On trouve également des villages de Hamchènes dans les districts d’Erzeroum, de Sakaria et de Duzce. On peut les rencontrer dans les grandes ou petites villes de Turquie. Quant à la partie de cette communauté ayant préservé, grâce à une résistance soutenue, les particularités arméniennes et la religion chrétienne, celle-ci s’éparpille dans les régions sud-est de la mer Noire, et la majeure partie des rescapés des massacres de la fin du XIXème siècle et du génocide de 1915 s’établirent dans les régions nord-est (russes) du littoral de la mer Noire et en Arménie, en préservant leur langue, leur religion et leurs coutumes.

La politique d’assimilation de l’empire Ottoman et, plus tard, de la Turquie républicaine, fut conduite par étapes, avec diverses méthodes violentes et bien agencées, ainsi que par le biais d’assimilation linguistique. Non satisfaits de la seule conversion et conscients du rôle ethno-distinctif de la langue, les autorités de la Turquie ottomane, comme plus tard celles de la République ont attaché une grande importance dans l’imposition de la langue turque aux peuples soumis pour achever le processus de leur assimilation. Dans ces conditions, les générations d’Arméniens islamisés de Hamchène perdent progressivement, dans le milieu turco-ottoman, les importantes composantes de l’identité arménienne : la langue (à l’exception de quelques villages des districts de Hopa et de Borçka et de la province de Sakaria), la religion, se détachant de la culture arménienne et se dissolvant complètement dans la société turque, ne conservant que leur identité locale, folklorique ou, comme ils l’appellent, de Hamchène.

En général, l’un des principaux moyens de résistance et d’autodéfense ethniques est la langue qui exprime et préserve la spécificité nationale et ses frontières. Les caractéristiques de l’identité nationale, les nombreuses particularités propres à une ethnie se trouvent gravées dans la pensée linguistique, le vocabulaire et le folklore. C’est au travers de la langue et de son rôle ethno-distinctif que la culture nationale et les coutumes sont transmises aux générations. La langue et la conscience nationale sont de tout temps en étroite liaison. La langue est semble-t-il, l’un des facteurs clés de la formation de la conscience et de l’identité nationale.

Les cercles dirigeants de l’Empire ottoman et de la Turquie républicaine multiethnique comprenaient parfaitement toute la difficulté du processus d’assimilation des autres ethnies, d’autant plus qu’entre le peuple dominant et les autres il y avait, selon les termes de l’ethnopsychologie contemporaine, « une incompatibilité ethnique ». La langue pouvait toujours garder vive la conscience nationale des peuples qui la parlaient. Aussi, la politique d’assimilation et d’extermination adoptée par l’empire ottoman puis, par la République turque visait-elle la suppression de cet obstacle.

Suite aux pressions, la langue turque vient suppléer l’arménien parmi les Hamchènes. Bien qu’au début, la conversion à l’islam des Arméniens de Hamchène vivant en Turquie fût apparente, le temps, le milieu, la politique successive turque d’assimilation, ainsi que le climat de peur et de persécutions diverses eurent raison d’eux. De sorte qu’aujourd’hui l’identité arménienne d’une partie d’entre eux ne s’exprime que par la mémoire de leur origine génétique et la préservation de quelques strates culturelles.

Selon l’auteur allemand Hübner « On ne peut pas devenir maître d’une identité, celle-ci surgit spontanément, mais une fois obtenue, on ne peut pas la considérer comme acquise. Le besoin et la nécessité de protéger cette identité face à l’étranger existe toujours »

La politique d’assimilation pratiquée dans la République turque trouve son fondement juridique à l’article 88 de la première Constitution de 1924, devenu article 66 en 1982 et qui énonçait : « Toute personne qui est citoyen turc est considéré comme un Turc ».

En octobre 2005, le gouvernement turc examine et approuve le « document sur la sécurité nationale » présenté par le Conseil de sécurité soulignant à nouveau que la République turque a pour principes fondamentaux « les dispositions suivantes : un Etat, une nation, un drapeau et une langue ». Le document maintient le principe de considérer comme Turc toute personne ayant la nationalité turque.

Dans sa déclaration de novembre 2005, le premier ministre turc Erdogan, tout en acceptant l’existence, dans le pays, d’une trentaine de groupes ethniques « avec leurs identités internes » se hâte néanmoins de rappeler qu’ils ont « une identité supérieure », à savoir la citoyenneté de la République turque.

Aujourd’hui dans la pièce d’identité à usage interne délivrée en Turquie aux Arméniens chrétiens (Kimlik) on lit, dans la rubrique d’appartenance religieuse, « chrétien » et dans celle de nationalité/origine, « turque ». Par ailleurs, les Arméniens portent le code 31, ce qui désigne, devant diverses instances, leur origine nationale.

En ce qui concerne les Hamchènes islamisés, des travaux sont menés activement jusqu’à présent afin d’embrouiller leur identité : des ouvrages pseudo-scientifiques (dont certains ont des auteurs Hamchènes) dont le but est de nier l’origine arménienne de cette communauté.

Il est curieux de noter que la communauté Hamchène des districts de Hopa et de Borçka de la province d’Artvin a pu préserver dans l’immense océan turc le parler local du dialecte arménien de Hamchène qu’ils utilisent dans leurs conversations quotidiennes. D’après nos études, la population des Hamchènes des districts de Hopa et de Borçka est environ de 25 000 à 30 000. Mais la jeune génération oublie déjà ou n’utilise plus le parler local en préférant le turc. Notons par ailleurs qu’ils ne maîtrisent pas l’alphabet arménien, à part quelques intellectuels qui l’étudient par pur intérêt scientifique et éducatif.

Grâce à la préservation du parler local du dialecte de Hamchène une partie des Hamchènes de cette région admet son origine arménienne. En dépit de la propagande turque, ils sont parfaitement conscients que leur langue parlée n’est pas le turc. En général, dans les districts de Hopa et de Borçka l’idéal marxiste est assez répandu, donc athée, qui, selon nous, jouent un certain rôle psychologique d’autodéfense dans le milieu turc islamique afin de préserver sa propre espèce et ses caractéristiques ethniques. Cependant parmi les Hamchènes il y en a qui évitent de parler de leur origine ou bien se considèrent comme Turcs ou, dans le meilleur des cas, originaire de Hamchène. Une partie des Hamchènes de Hopa dit connaître son origine arménienne, le fait d’avoir fait partie du peuple arménien et d’avoir été porteur de la culture arménienne, bien qu’avec le temps, les liens s’étant rompus, ils ne se considèrent ni Arméniens, ni Turcs, mais Hamchène. Nous estimons qu’une telle perception de l’identité est un modèle de préservation de l’espèce dans le milieu turc et de leur adaptation au milieu.

Incapables d’éradiquer définitivement l’arménien parmi les Hamchènes de la province d’Artvin, les autorités turques cherchent à déformer et à embrouiller, par le biais de l’historiographie officielle, l’histoire de Hamchène, la généalogie des Hamchènes, déclarant dialecte turc leur parler arménien.

La turquification des Hamchènes de la province de Rize a jeté des racines plus profondes. Les Hamchènes de Rize ont oublié leur langue maternelle, l’arménien et sont turcophones. Certains, tout en reconnaissant leur origine arménienne, se hâtent d’ajouter qu’ils sont déjà devenus Turcs. L’idée qui prend corps parmi eux c’est d’être issus de tribus turques. Can Uğur Biryol, un journaliste et historien du terroir de Camlehemşin, écrit dans un de ses articles : « Aujourd’hui la majeure partie des Hamchènes rejette son origine arménienne. En réalité, l’arménien local subsiste au travers de toponymes et de noms d’objets usuels dans la vie courante. ». Ici aussi, il y en a qui ne se considèrent pas comme Turcs, mais tout simplement Hamchène sachant que leurs ancêtres étaient Arméniens. L’islam radical conserve des positions fortes dans certaines régions de Rize, ce qui a influé de façon significative sur l’identité des Hamchènes, de sorte qu’on peut y rencontrer des musulmans fanatiques. Mais on peut y trouver aussi des adeptes du marxisme et des militants de gauche. Cependant dans le district de Senoz de la province de Çayeli, ce sont les idées nationalistes turques qui sont particulièrement enracinées. Ici on peut voir le drapeau des nationalistes turcs à trois lunes hissées aux fenêtres des maisons des Hamchènes. Dans ce milieu, le mot Arménien (Ermeni) a même une connotation négative et insultante. Plusieurs personnalités politiques et militaires de renom, ainsi que des juristes, médecins et enseignants sont originaires de la région de Senoz. L’ancien premier ministre turc Mesut Yılmaz est issu de la famille des Vassap (déformation du nom arménien de Vassak) du village de Khakhondj (actuel Çataldere) de cette région. Selon les chiffres officieux, le nombre de Hamchènes de Rize, y compris ceux établis dans d’autres villes, se monterait à 60 000.

L’historiographie turque déclare par le biais du célèbre falsificateur M. Sakaoglu que les Hamchènes n’ont pas connu d’autre langue à part le turc. Quant à leur turc, il serait un dialecte de l’ancien Oğuz ou de la tribu Saka. Un autre falsificateur turc, M. Kırzıoglu, tout en reconnaissant que la langue des Hamchènes de Hopa est un dialecte arménien, propose des théories fictives relatives à l’origine des utilisateurs de celle-ci. Malheureusement les études de Kırzıoglu sont devenues partie intégrante de l’identité des Hamchènes. Beaucoup d’entre eux se sont tellement éloignés de leurs racines arméniennes qu’ils se considèrent comme descendants de tribus oguzes ou balkares ou akkadiennes ou bien un peuple venu d’Asie centrale ou du Khorassan.

Et même si les Hamchènes de Rize connaissent leur origine arménienne (qu’ils ne peuvent pas ne pas savoir, puisque dans leur turc parlé ils utilisent beaucoup de mots arméniens d’usage domestique, des toponymes, des noms de plantes), ils préfèrent ne pas en parler ou la rejettent carrément. Voilà la situation dans laquelle vivent les générations des Arméniens islamisés de force au XVIIIème siècle et aux siècles suivants.

Il faudrait considérer la politique d’islamisation comme une forme de génocide subi par ces Arméniens, arrachés de force à leurs racines et éloignés de leurs sources nationales et de leur culture. La définition du génocide par Raphaël Lemkin, telle que spécifiée dans son livre « Axis Rule in Occupied Europe » (1944), comprend également des aspects dits non physiques et en particulier les effets psychologiques du génocide qu’il décrit ainsi : « D’une manière générale, le génocide ne signifie pas nécessairement la destruction immédiate d’une nation. (…) On doit distinguer en premier lieu un plan coordonné d’actions diverses destinées à détruire les fondements essentiels de groupes nationaux, dans le but de les anéantir. » Les objectifs d’un tel plan sont la destruction des institutions politiques et sociales, de la culture, de la langue, des sentiments nationaux, de la religion et de la sécurité personnelle, la désintégration de l’existence économique des groupes nationaux, etc. « Le génocide comprend deux étapes : la première est la destruction du modèle national d’un groupe par la force et la seconde est l’imposition du modèle national de l’oppresseur. Cette imposition peut être mise en œuvre ultérieurement sur la population opprimée qui est autorisée à rester dans le territoire après l’anéantissement physique par les agents de l’oppresseur et sa colonisation. »

L’article 1 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 établit que « Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir. »  L’article 2 de la Convention déclare qu’un génocide est « commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ».

Suite à cette politique coordonnée des autorité ottomanes puis turques, les Hamchènes ont perdu leur véritable identité nationale arménienne, ne conservant que des caractéristiques ethniques locales avec quelques réminiscences de leur origine arménienne.