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Le retour au Pays : sur les traces de l’héritage arménien en Turquie

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Dès 2008, l’ONG française Yerkir Europe devenue depuis Yerkir – Think & Do Tank lançait un vaste programme en direction de la société civile turque. Un des objectifs était de faire revivre l’identité et le patrimoine immatériel Arménien en établissant un dialogue interculturel avec des populations en Turquie qui avaient côtoyés les Arméniens avant le génocide de 1915. A cet effet, en novembre 2010, un ensemble musical le Van Project a été créé, à Erevan, avec de jeunes musiciens du conservatoire national d’Arménie. Le but étant de servir de laboratoire de recherches ethnomusicologiques et d’aller à la rencontre des populations vivant en Arménie occidentale (actuel nord-est de la Turquie) via une approche interculturelle. Ce projet soutenu par la région Rhône-Alpes, a effectué plusieurs missions en Turquie entre 2011 et 2013. Nous restituons ici les témoignages de la première mission, en juillet 2011, de l’ensemble musical Van Project accompagné d’un groupe d’ethnologues et d’ethnomusicologues d’Arménie. A la rencontre des crypto-Arméniens du Dersim et des Arméniens islamisés Hamchènes. Une expérience passionnante racontée par Armen Ghazarian, directeur exécutif de l’ONG Yerkir et de Mike Jimenez-Mathéossian, journaliste-photographe.

TEBI YERKIR… LE RETOUR AU PAYS

Aller en Turquie est un acte contre-nature pour l’Arménien de diaspora que je suis et, bien que je vienne régulièrement dans ce pays depuis une douzaine d’années, je suis toujours traversé des sentiments contradictoires dès que j’y pose les pieds. La première phase passe par un sentiment de malaise : me retrouver sur la scène de crime de 1915 développe en moi un sentiment de paranoïa et de méfiance. Étant un descendant de victimes du génocide de 1915, dois-je considérer les gens qui m’entourent comme les descendants des bourreaux ? Sûrement non mais je ne peux m’empêcher de les regarder dans les rues en me posant cette question. La deuxième phase arrive sans qu’on s’y attende, que ce soit à Istanbul ou Diyarbakir, il y a cette impression de déjà-vu, de se sentir comme à la maison, d’avoir tous les repères et les codes socioculturels pour comprendre tout ce qui m’entoure. Bien qu’ayant vécu huit ans en Arménie, c’est ici que je me retrouve le plus proche de mes racines car j’y retrouve beaucoup du mode de vie des Arméniens de France. La République d’Arménie, dans ses mœurs et mentalités, est typiquement caucasienne gratinée à la sauce russo-soviétique alors qu’ici je retrouve le côté oriental et social des Arméniens de France. La dernière phase vient en fait du choc frontal du malaise d’être ici et de m’y sentir aussi comme chez moi, une sorte de culpabilisation de ne pas culpabiliser. Malgré tout, si le génocide de 1915 a été une totale réussite dans l’éradication des Arméniens de leur terre originelle, il n’empêche qu’il reste encore, aujourd’hui, une identité arménienne qui perdure et qui transpire partout en Turquie. C’est suite à ce constat que l’ONG Yerkir a développé un vaste programme de projets interculturels entre les sociétés civiles d’Arménie, de Turquie et de la diaspora arménienne. L’objectif étant de faire valoir, en Turquie, les droits et l’identité arméniens tout en essayant de désacraliser la haine de l’Arménien et donc de l’Arménie.

S’introduire en Turquie 

L’ensemble musical « Van Project » a été créé dans ce cadre comme un laboratoire de recherche ethnographique pour faire revivre en Arménie des instruments et des genres musicaux qui ont perduré au sein de populations ayant été au contact des Arméniens et vivant dans l’est de la Turquie (l’Arménie occidentale) comme les Kurdes, les Hamchènes ou les Zazas du Dersim. Du côté théorique de la recherche, il fallait donc passer au côté pratique d’une mission ethnographique sur le terrain. C’est ainsi qu’un voyage a été organisé en Turquie du 18 juillet au 6 août 2011, auquel a participé une trentaine de personnes dont l’ensemble musical Van Project et un groupe d’experts sous la direction de l’ethnologue de l’Académie des Sciences d’Arménie, Hranush Kharatyan.

Patois

J’ai rejoint la mission le 25 juillet à Elazig (Kharpet) qui venait de la région de Rize et d’Artvin où le groupe a pu voir les villages Hamchènes et faire des rencontres avec les musiciens du cru. Après avoir salué tout le groupe, le chauffeur turc de notre bus vient se présenter à moi. Il me parle dans ce je crois être du turc mais au bout de la troisième phrase je me rends compte que c’est de l’arménien, il faut tendre l’oreille pour reconnaître des mots. Devant mon incrédulité, notre traducteur m’explique que ce sont des Hamchènes d’Artvin. Après avoir tant lu sur ces fameux Arméniens islamisés au XVIIIe siècle me voici en présence de deux de leurs représentants qui parlent encore un patois arménien et qui se définissent comme Arméniens. C’est tout simplement surréaliste.

Guérilla

D’Elazig, nous nous mettons en route pour Tunceli, le nom administratif que les Turcs ont donné pour débaptiser le Dersim. Une terre arménienne de légende, aux montagnes escarpées entre Elazig (Kharpet) et Erzindjan, qui constitue une forteresse naturelle d’environ 7 700 km2 où les peuples pourchassés au fil des siècles par l’empire ottoman (Zazas, Alévis, Yézidis, Kurdes…) venaient se réfugier. On prétend même que la région n’aurait pas complètement été arménisée et que certaines populations auraient gardé des pratiques religieuses païennes proto-arméniennes jusqu’à la période contemporaine. La particularité du Dersim est qu’il n’a jamais été soumis et que l’esprit de rébellion et de solidarité entre les différentes populations a permis aux Arméniens d’être en partie protégés durant le génocide de 1915. C’est sûrement dans l’idée de terminer le travail que Mustafa Kemal Atatürk lancera en 1937 une grande offensive militaire pour exterminer et exiler les dersimiotes toutes tendances confondues. C’est donc avec appréhension que nous arrivons au Dersim qui depuis les années quatre-vingts est un des foyers de la guérilla kurde dont les membres tiennent encore le maquis. Pensant nous retrouver dans une région isolée et pauvre, soumise à l’arbitraire de l’armée turque, nous arrivons à notre grande stupeur dans une ville moderne à l’ambiance balnéaire où les codes vestimentaires de type occidental tranchent avec ce que l’on peut voir de la ruralité d’Elazig ou Diyarbakir. Il faut préciser que les populations du Dersim, Kurde ou Zaza, sont presque tous Alévis et que cette religion est assez tolérante dans ses principes : ils placent les droits de l’homme au-dessus de tout, considèrent les femmes comme l’égale des hommes, boivent de l’alcool, ne respectent pas les principes de l’Islam sur les prières, le ramadan…

Amitiés

Nous resterons six jours au Dersim où nous participerons au Münzür Festival. Durant trois jours, du 29 au 31 juillet, des concerts se succéderont dans les trois principales villes de la région. L’ensemble musical Van Project se produira à Ovaçik et à Hozat devant des dizaines de milliers de spectateurs et sera ovationné par le public. Des dizaines d’anecdotes résument le caractère arménophile des gens du Dersim comme ce chanteur, dans une sorte de tachthantès (fête champêtre) locale, sans savoir que nous étions là, dira avant d’entonner une sorte de kotchari local : « Nous sommes aussi des Arméniens, n’oubliez pas l’histoire du Dersim » ou la chanteuse du célèbre groupe turc Kardes Turkeler qui devant 20 000 personnes à Tunceli lancera à la foule : « N’oubliez pas que le Dersim est une terre arménienne, n’oubliez pas ce qui s’est passé ici ». Combien de personnes rencontrées nous ont avoué avoir une ascendance arménienne ? Cette dame à la fin du concert d’Ovaçik qui se jettera en pleurant dans les bras de Noraïr Kartachyan, le leader de l’ensemble musical, en disant qu’elle était Arménienne ou ce jeune joueur de saz rencontré durant un échange avec des musiciens Zazas qui se liera d’amitié avec les musiciens du « Van Project ». Il nous suivra durant tout notre séjour car son père apprenant qu’il avait rencontré des Arméniens lui avouera que sa grand-mère était arménienne et lui donna la seule chose qui restait d’elle, sa croix, qu’il portera désormais autour du cou. Ce sont ces moments qui font prendre conscience que nous avons un rôle à jouer en Turquie. En tant qu’Arméniens issu de cette terre, nous devons aller à la rencontre des populations locales pour participer à l’ouverture et aux débats qui touchent leur identité et leur histoire car elles débouchent forcément sur notre histoire, notre identité et sur la résolution de nos revendications.

Armen Ghazarian
Directeur exécutif de l’ONG Yerkir – Think & Do Tank Arménien

Le périple en photos par MJM

SUR LES TRACES DE L’HÉRITAGE ARMÉNIEN EN TURQUIE

Lundi 18 juillet 2011, départ d’Erevan pour Batoumi, en Géorgie, à bord d’un train incroyable datant de l’époque soviétique. La trentaine de participants au Van Project s’installent dans leurs wagons respectifs. Pendant plus de seize heures, je partagerai le mien avec le responsable de l’ensemble musical, Norayr Kartashyan, le chanteur et l’un des percussionnistes. “Nous allons être voisins pendant presque vingt jours”, lance ce dernier. Rectification de Norayr : “Non, nous allons être une famille. Une famille, c’est mieux que des voisins.” Ambiance festive dans le train qui fera office de lieu de répétition. Bref échange avec Robert Tatoyan, le coordinateur des projets de Yerkir en Arménie. Il me parle des versions contradictoires à propos de ces Arméniens cachés et islamisés qu’il souhaite étudier avec l’ethnologue de l’Académie des Sciences d’Arménie, Hranush Kharatyan et la turcologue de l’Institut des Etudes Orientales de l’Académie des Science d’Arménie Anush Hovhannisyan. Arrivée à Batoumi, notre bus nous attend pour passer la frontière turque. Juste avant, grosse appréhension de ma part, comme si nous allions passer en territoire ennemi et que le passage allait être problématique. Pas du tout, au final, tout s’est bien passé. Je me demande d’où vient cette peur. Les jeunes du groupe, eux, n’ont pas l’air d’être tellement stressés alors qu’ils devraient être les premiers à appréhender cette frontière, vu leur histoire et la vision que la société arménienne a en général de la Turquie. Moi, Européen, Français, moitié Arménien, moitié Espagnol, un peu loin de tout ça devrait relativiser. Et pourtant… Nous arrivons enfin à Hopa. Le soir a lieu notre première rencontre avec des musiciens Hamchènes. Les Hamchènes sont des Arméniens des régions de Rize et d’Artvin, qui ont été islamisés au XVIIe siècle. Certains parlent encore un dialecte issu de l’arménien. L’un d’eux nous présente son instrument de prédilection, une flûte que l’on nomme ghaval. Il nous joue quelques airs et chante des chansons issues du folklore Hamchène. Deux autres jeunes musiciens prennent le relais à la guitare et au tulum (sorte de cornemuse), puis ce sera au tour des Arméniens de montrer leurs talents. Norayr présente le dgzar, l’un des instruments ressuscités récemment dans le cadre Van Project : c’est une cornemuse arménienne, proche du tulum des Hamchènes. Malgré la fatigue qui gagne le groupe, un kotchari s’improvise.

Chez les Hamchènes

Mardi 19 juillet, direction le village Hamchène de Bilbilan Yaylas. Sur la route, nous nous arrêtons près des ruines d’une ancienne église arménienne appelée Rabat. Grand moment d’émotion, quand Norayr demande aux jeunes de se réunir pour prier et chanter à la mémoire de leurs ancêtres. Margo, l’ethnomusicologue, filme et pleure en même temps. Arrivée au village. Les habitants réunis autour d’Attila, chargé d’organiser la journée, nous accueillent chaleureusement. “Bienvenue sur vos terres. Vous êtes ici chez vous !” En quelques minutes, un concert est organisé et, malgré la pluie, une danse est improvisée. Plus tard, nous rencontrons des femmes Hamchènes du village avec lesquelles nous arrivons à communiquer en arménien. Une dame, accompagnée de sa sœur, nous expliquera à grands renforts de gestes, comment, dans sa jeunesse, les couples se formaient grâce à l’utilisation… de lampes de poche. Très énergique et pleine de vie, elle improvisera une petite chanson devant l’assistance ravie. “Comment vous remercier ?” demande Margo l’ethnomusicologue à Attila. “Vous êtes arméniens, ça nous suffit !”, lance-t-il. Lui pense que la Turquie est sa terre et qu’il faut vivre avec les Turcs tout en “s’imposant”. L’un des chauffeurs de notre bus, un Hamchène, se plaint également des autres Hamchènes qui ne se considèrent pas arméniens. Pour lui, ce sont en quelque sorte des “traîtres”. Je trouve très étonnant que certains se revendiquent comme Arméniens après tant de siècles de silence. Cela me paraît complètement incroyable. Pourquoi un tel sentiment d’appartenance ? Robert, de Yerkir, m’explique que depuis une quinzaine d’années, “pas mal d’Arméniens sont venus à leur rencontre et leur ont expliqué que leur langue et qu’une partie de leur culture étaient issue de leurs origines arméniennes”. Ceci explique cela. Jeudi 21 juillet, visite du village de Çamlihemsin où vivent beaucoup de Hamchènes, mais ces derniers ne parlent pas le dialecte arménien. Une rencontre avec des musiciens a lieu. L’un d’eux a apporté son tulum et échange avec Norayr. Ils comparent longuement le système de hanche de leurs instruments respectifs. Norayr lui apprend même une nouvelle façon de jouer de son instrument sans son sac. L’un des buts du voyage – créer des liens et établir des contacts avec des musiciens locaux – commence à se concrétiser, selon moi.

Malatia

Mercredi 20 juillet, après 720 km et 14 heures de route, arrivée à Malatia. Visite de la ville où la seule église arménienne présente n’a plus de toit et est condamnée. Photo souvenir devant la maison d’enfance de Hrant Dink, qui va certainement être détruite très prochainement, vu son état de délabrement avancé… Dimanche 24 juillet : Festival d’Arguvan de Malatia, premier concert du Van Project en Turquie ! L’ambiance est familiale et assez détendue. Pas mal de stress de ma part quant à l’accueil du public du festival… mais finalement, je pense que le groupe a été très apprécié. Cela fait vraiment quelque chose d’entendre de la musique arménienne, ici, en Turquie et sous le regard « menaçant » d’Atatürk ! Après le concert, le groupe se décrispe et tout le monde semble très fier de cette première expérience en dehors de l’Arménie. Un peu comme une sorte de victoire personnelle du groupe, une manière de dire : “Vos ancêtres ont voulu nous exterminer et nous sommes encore là. Et nous vous proposons notre musique au lieu de la haine et du mépris.” Rencontre avec un clarinettiste du cru. Je prends conscience que, malgré tout, les Arméniens ont laissé des traces très importantes là où ils sont passés. La preuve, le clarinettiste nous explique que tout ce qu’il a appris, il le doit à l’un de ses maîtres qui était arménien ! Mustafa Bulut, qui travaille pour la mairie d’Arapkir, nous fait visiter quelques maisons du village situé à Malatia et où beaucoup d’Arméniens vivaient avant le Génocide. Je ne peux m’empêcher de penser que ces logements appartenaient à nos ancêtres et que les outils que je vois accrochés au mur sont ceux qu’ils utilisaient pour leur artisanat. La vue d’édifices construits à l’aide de pierres tombales arméniennes m’attriste encore plus. Rencontre très émouvante avec l’un des seuls Arméniens de la région, Papken Yétérian, 81 ans, qui parle encore arménien. Il nous explique que sa mère est morte lorsqu’il avait cinq ans et sa femme quand il en avait 40. Ses cinq enfants sont tous à Istanbul et portent des prénoms arméniens. “J’ai ressenti comme si cet homme attendait toute sa vie un bonjour arménien et qu’on lui réponde en arménien… ”, me dira plus tard l’ethnomusicologue, très émue par cette rencontre.

Au Dersim

Mardi 26 juillet, arrivée dans la province du Dersim, renommée Tunceli par l’Etat turc. Cet îlot montagneux est situé aux marches de l’Arménie historique, entre Kharpert et Erzindjan. Le Dersim a toujours été le refuge des populations pourchassées par l’Empire ottoman pour leur schisme à l’islam, comme les Yézidis et les Alévis, principalement ou des populations Zazas. Cette région n’a jamais été vraiment soumise par les autorités ottomanes et ce n’est qu’en 1937, à l’époque kémaliste, que la résistance des montagnards du Dersim fut brisée par des massacres de grande ampleur. Il y a encore quelques années, l’état d’urgence faisait du Dersim une région interdite car elle est l’un des foyers des guérillas kurde et d’extrême-gauche. Vu l’histoire de cette région, c’est avec appréhension que nous arrivons dans Tunceli, la ville principale. Nos craintes sont tout de suite dissipées par l’ambiance estivale de la ville qui ressemble plus à la Côte d’azur qu’à une ville du sud-est de la Turquie. Il faut dire que durant le Münzür Festival qui se déroulera du 28 au 31 juillet, la diaspora des dersimiotes s’est donnée rendez-vous ici. Les gens ont l’air vraiment pacifiques et ouverts, cela est sûrement dû au fait qu’ils sont alévis. Cette religion issue de l’islam reconnaît l’égalité entre hommes et femmes (donc pas de femmes voilées), permet de boire de l’alcool et ne respecte pas les piliers de l’islam comme les prières et le ramadan. Mercredi 27 juillet, une rencontre est organisée entre le Van Project et des musiciens Zazas à Bostanli, un village de la région de Nazimiye. Le cadre est magnifique, et il règne ici une paix et un calme incroyables. La barrière de la langue nous empêche de dialoguer en profondeur avec nos hôtes, mais la musique peut être un excellent moyen d’expression. La preuve, Sevkan, le jeune joueur de saz, se lie d’amitié avec les jeunes membres du groupe. Il nous rejoindra le lendemain avec une croix autour du cou ! Son père, apprenant qu’il avait rencontré des Arméniens, lui dévoila que sa grand-mère était arménienne et il lui remit sa croix qu’il avait gardée. Le soir, nous assistons au sacrifice d’une chèvre selon le rite alévi, ainsi qu’une cérémonie religieuse typiquement Zaza-Alévie dans la chaleur étouffante du Djem (sorte de lieu de vie et de prière) du village. Vendredi 29 juillet, nous sommes accueillis par la maire du village d’Ovacik (ancien village arménien de Plour) qui, mi-sérieux mi-rigolard, nous lance : “Bienvenue dans votre village… j’espère que vous n’êtes pas venus nous réclamer vos terres… car vous en auriez le droit !” Deuxième concert du Van Project, qui sera encore un franc succès. Les gens sont tous d’une extrême gentillesse et ont pour la plupart toujours le sourire aux lèvres. Moi qui suis habitué aux regards défiants des Arméniens d’Arménie lorsque je sors mon appareil photo, ici je suis comblé. L’amabilité et la tranquillité que je perçois dans les yeux des habitants me désarment un peu. D’autant plus que les Arméniens semblent très appréciés dans la région. Armen Ghazarian, l’un des responsables de l’ONG Yerkir, m’explique que “certains Kurdes, en participant au Génocide de 1915, ont coupé la branche sur laquelle ils étaient assis. Depuis, ils sont passés de bourreaux à victimes et aujourd’hui, ils prennent conscience de la perte énorme que représentaient les Arméniens pour le développement socio-économique  et culturel de ces régions”. Samedi 30 juillet, troisième et dernier concert pour l’ensemble musical devant 5 000 personnes dans la ville d’Hozat (Khozat en arménien). Ovation du public, on commence à s’habituer ! A la fin du concert, une dame d’origine arménienne très émue de voir des Arméniens au Dersim se jette dans le bras de Norayr en pleurant. Dimanche 31 juillet, c’est le concert final du festival à Tunceli, et le très célèbre groupe Kardes Türküler, connu dans toute la Turquie pour ses reprises de chansons des folklores grec, arménien, turc, kurde… se retrouve “en carafe” avec l’un de ses musiciens. Connaissant Norayr pour être aussi le joueur de Doudoug de l’Armenian Navy Band, le groupe lui demande de jouer avec lui. Il sera applaudi par les 20 000 personnes présentes. Avant d’entonner la chanson arménienne « Sari guelin », le leader des Kardes Türküler lancera au public : “N’oubliez pas que le Dersim est une terre arménienne, n’oubliez pas ce qui s’est passé ici…”. Lundi 1er août, retour sur Hopa sous la pluie pour revoir les Hamchènes que nous avions rencontrés au début de notre séjour. Le voyage touche à sa fin, et je commence à faire le bilan. Cette expérience en Turquie m’a enfin donné l’occasion de voir de mes propres yeux les lieux de ce crime imprescriptible qu’une partie de ma famille a subi en 1915. La Turquie est un pays à multiples facettes qui représente toujours un danger pour l’Arménie. Je ne me voile pas la face, mais pourtant, il m’apparaît qu’une voie est possible ici pour faire valoir les droits et l’identité arméniens. Le pari de l’ONG Yerkir de communiquer avec les sociétés civiles en Turquie me semble pertinent et permet de créer des liens, discuter et diffuser, lentement mais sûrement, des idées qui pourraient changer les dogmes, les préjugés et les politiques mis en place depuis des décennies par l’Etat turc contre les Arméniens.

Mickaël Jimenez Mathéossian