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Turquie-Azerbaïdjan « Une seule nation, deux États » ?

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Bayram Balci

Chercheur au Centre de Recherches Internationales de Sciences-Po Paris

Dans cette interview, Bayram Balci analyse les relations de l’Azerbaïdjan avec ses voisins turcs et russes. Il explique pourquoi Turquie et Azerbaïdjan entretiennent une relation si spéciale du fait de leur histoire, mais aussi des liens économiques, culturels, géographiques et politiques. Aussi, le chercheur au CERI, Sciences Po, Paris analyse les relations qu’entretient l’Azerbaïdjan avec son puissant voisin russe dont le récent rapprochement doit, selon Baram Balci, ne doit pas être exagéré. Enfin, il évoque une Arménie marginalisée dans une nouvelle donne énergétique qui se fait sans elle.

REPAIR : Pourquoi la Turquie et l’Azerbaïdjan sont-ils si proches ?

Bayram Balci : Pour la Turquie, l’Azerbaïdjan n’est pas un pays comme les autres. On ne peut pas le comparer à ses autres voisins. Cela vient de leur proximité identitaire car les deux pays appartiennent à une même turcité, ou du moins ils ont la même vision générale de la turcité, ce qui n’est guère le cas pour les autres pays turcophones de l’ex-URSS. Même s’il existe des différences entre l’identité turque d’Anatolie et l’identité turcique d’Azerbaïdjan, cette proximité est reconnue et revendiquée par l’un et par l’autre. Par ailleurs, depuis une vingtaine d’années, la Turquie construit un discours national et turquiste voir panturquiste dans lequel le pays qui s’y reconnaît le plus est l’Azerbaïdjan. De plus, géographiquement les deux peuples sont proches, ce qui n’est pas vraiment le cas d’autres pays turcophones comme l’Ouzbékistan ou le Kazakhstan. Pendant l’Empire ottoman il y a eu une frontière, une petite partie du pays qui était sous domination ottomane, certes peu longtemps, mais cela suffit à créer des liens forts, ce qui n’a jamais été le cas des autres Républiques turciques qui n’ont jamais fait partie de la sphère ottomane. Enfin, pour mieux se représenter les relations entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, il faut noter que dès la création de la République kémaliste, beaucoup d’intellectuels azéris qui avaient fait partie du mouvement réformiste musulman de l’empire russe sont allés en Turquie participer à la fondation de la République de Turquie. Cela a contribué à la création de liens particuliers entre les deux pays. Enfin, depuis les indépendances, le fait que les deux pays aient le même « ennemi », le même rival – l’Arménie – a créé un phénomène de rapprochement.

Jusqu’où peut aller cette relation spéciale ?

La proximité des deux pays peut parfois créer des liens d’interdépendance. L’un ne peut pas faire exactement ce qu’il veut et doit prendre en compte le positionnement de son partenaire. Ils sont obligés de se manifester une fidélité indéfectible. On l’a vu il y a quelques années avec le rapprochement de la Turquie et de l’Arménie qui avait failli se concrétiser par l’ouverture de la frontière arméno turque… Là on a vu que la Turquie ne pouvait pas faire exactement ce qu’elle voulait à cause de son partenaire azerbaïdjanais. On pourrait établir une certaine comparaison avec les relations américano-israéliennes. Vous avez le petit pays, Israël, qui parfois tient en otage le grand allié américain en lui imposant un certain nombre de ses vues dans les différentes questions du Moyen Orient. L’Azerbaïdjan est certes un pays beaucoup plus petit et moins influent que la Turquie, mais sur un certain nombre de choses c’est lui qui « tient en otage » la Turquie. Et la Turquie ne peut pas ne pas tenir compte de ce que son voisin dit car l’opinion publique turque est très favorable à l’Azerbaïdjan.

Quel type de relations entretiennent Erdoğan et Aliyev ?

Elles sont assez ambiguës. Nous n’avons pas assez de détails précis sur leur relation intime. En public, ils affichent une certaine solidarité, ils y sont obligés car cela leur est imposé par la géopolitique et les relations d’État à État. Mais je ne suis pas sûr que tout aille aussi bien que ça au niveau personnel car au niveau idéologique il y a pas mal de différences. Aliyev est quelqu’un qui a été très marqué par son éducation séculière soviétique et je pense que, quelque part, l’évolution d’une Turquie où Erdoğan devient de plus en plus conservateur doit un peu l’inquiéter ; de même que l’influence conservatrice de la Turquie sur l’Azerbaïdjan a de quoi embarrasser les autorités de Bakou.

Quid des investissements économiques entre les deux pays ?

On sait que la SOCAR (State Oil Company of Azerbaijan Republic, NDLR) est très importante et qu’elle a beaucoup de capacités d’investissement en Turquie. On sait que par ailleurs, elle investit dans d’autres domaines que le pétrolier – les banques turques notamment. Dans l’autre sens, plusieurs centaines de sociétés turques sont implantées en Azerbaïdjan, que ce soit dans la restauration, les petits commerces, le bâtiment, etc. Enfin, le secteur fondamental et la clé des relations entre les deux pays c’est quand même l’énergie. Quelle que soit la nature du régime à Ankara ou à Bakou, je pense qu’un tel niveau d’investissement crée une dépendance. Ankara, par exemple, ne peut pas être totalement indépendant dans ses prises de décisions car le Ceyhan (un important port fluvial ouvrant vers la Méditerranée, lieu d’aboutissement de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, qui achemine le pétrole brut des champs azeris de Chirag-Guneshli sur la mer Caspienne, NDLR) rapporte beaucoup d’argent à la Turquie. C’est le problème de ce type de relations qui sont fondées sur un secteur aussi fondamental que les énergies où même si vous avez des désaccords politiques ou idéologiques vous êtes obligés de compartimenter vos relations. Cela, les Turcs savent faire car ils l’ont déjà vécu avec les Iraniens et les Russes concernant le gaz. Je pense que dans les années à venir, la stratégie de la Turquie sera probablement de diversifier son approvisionnement énergétique car son niveau de dépendance vis-à-vis de ces trois pays – Iran, Russie, Azerbaïdjan – est très élevé. C’est pour cela que les Turcs s’intéressent au Kurdistan irakien et essaient de normaliser leurs relations avec Israël.

Au niveau diplomatique, quel genre de relations les deux pays entretiennent-ils ?

Les ONG et organisations de lobbying turques et azerbaïdjanaises aux États Unis et même en Europe travaillent très bien ensemble. Il y a une parfaite coordination entre les groupes de pression car ils ont les mêmes positionnements par rapport au Génocide arménien et vis-à-vis de la question du Karabagh… Il y a bien sûr quelques divergences, par exemple vis-à-vis de l’Ukraine ou de la Russie où Bakou et Ankara n’ont pas la même vision des choses, mais pour l’instant, le plus important est de se mettre d’accord sur la question arménienne. J’apporterai toutefois une nuance à cela. Il y a quelques années, cette coordination entre groupes de pression se faisait par le biais de la mouvance gülléniste. Mais depuis la rupture et la guerre fratricide entre Güllen et Erdoğan on peut se demander si cela ne va pas nuire à l’efficacité de cette coordination.

La religion – majoritairement sunnite en Turquie et chiite en Azerbaïdjan – est-elle un motif de divergence entre les deux États ?

Même dans un contexte où Erdoğan devient de plus en plus, et parfois malgré lui, en leader sunnite, on n’a pas l’impression que la différence de religion entre Turcs et Azéris soit un obstacle à leurs bonnes relations. L’élément turcique, l’identité ethnique, idéologique, la même méfiance et rivalité vis-à-vis de l’Arménie, fait que cela laisse au second plan le facteur religieux. La seule divergence en matière confessionnelle entre les Turcs et les Azéris serait celle vis-à-vis du Moyen Orient. À l’heure où malheureusement le conflit en Irak et en Syrie devient de plus en plus sectaire et confessionnel, certains Azéris chiites – les plus religieux – ont tendance à se méfier de la politique de la Turquie perçue anti-chiite. L’élément religieux, pour le coup, est beaucoup plus important que l’élément ethnique et national dans le positionnement actuel vis-à-vis des tensions moyen-orientales.

« Une seule nation, deux États ». Ce slogan est-il toujours d’actualité aujourd’hui ?

Oui et non. Mais je pense que beaucoup de Turcs se sentent turcs et azéris et vice-versa. Toutefois vous avez aussi un courant azerbaidjanais qui tient beaucoup à la spécificité linguistique de l’Azerbaïdjan et qui ne veut pas être absorbé par la Turquie. Je connais des diplomates ou des militaires qui font tout pour parler azéri tel qu’on le parle à Bakou sans essayer de mettre plus de mots ou de conjuguer à la manière anatolienne afin de maintenir la particularité azerbaïdjanaise.

Beaucoup présentent la Turquie comme le grand frère de l’Azerbaïdjan. Est-ce vraiment le cas finalement ?

On sait très bien que les Turcs ne sont pas en mesure de tout imposer aux Azerbaïdjanais. Par rapport à la notion de grand frère, je ne suis pas d’accord avec un certain nombre d’analyses qui se font en Occident et qui disent que la Turquie se prend pour le grand frère et veut établir sa suprématie sur l’ensemble du monde turc pour créer un monde turcique qui va de l’Adriatique à la mer de Chine… Je pense qu’il faut nuancer cela. D’abord par rapport à la notion de « frère aîné » qui, dans toutes les langues turques, se révèle être une formule de politesse que l’on a tendance à dire à un peu tout le monde. Deuxièmement, la politique de la Turquie un peu paternaliste sur l’ensemble des peuples turcs était en vigueur dans les années 90 mais a été vite abandonnée. Je dirais que c’est en grande partie à cause des Occidentaux que ce discours a été véhiculé. En effet, à la fin de l’URSS, la peur chez les Occidentaux de voir les nouvelles républiques musulmanes et turciques (Kazakhstan, Azerbaïdjan, Ouzbékistan…) tomber dans le giron de l’Arabie saoudite ou de l’Iran, a poussé nombre de pays occidentaux à présenter la Turquie, connue par cet occident, comme modèle pour se prémunir contre le danger islamiste. Or les choses se sont passées différemment, les pays en question n’ont jamais eu de velléités islamistes, l’Arabie saoudite et l’Iran n’ont jamais pu être des modèles pour ces pays, du coup, le modèle turc cher à l’Occident et à la Turquie n’a pas eu le succès escompté.

Quid de la relation entre Azerbaïdjan et Russie ?

L’Azerbaïdjan et la Turquie sont deux partenaires importants, certes. Mais pour l’Azerbaïdjan, le plus important n’est pas la Turquie mais la Russie. Car c’est l’ancienne puissance tutélaire et, qu’on le veuille ou non, l’Azerbaïdjan a été formé pendant la période soviétique. Et quelque part, ce sont les Soviétiques qui ont bâti les républiques dans le Caucase et en Asie centrale. Par conséquent, l’Azerbaïdjan ne peut pas être indifférent à la Russie. Aussi, on l’oublie, mais le pays a encore une bonne partie de ses élites qui sont russophones. C’est beaucoup moins vrai dans les pays d’Asie centrale mais il y a encore beaucoup d’élites du pouvoir qui ont été formées pendant la période soviétique. Donc ils ont le même schéma, le même mode de pensée. Ensuite, l’Azerbaïdjan ne peut pas se mettre à dos la Russie car il s’agit d’une puissance militaire considérable qui a son pouvoir de nuisance.

Aussi, il y a un autre domaine dans lequel l’Azerbaïdjan est dépendante de la Russie : la migration. Même si l’économie azerbaïdjanaise est assez dynamique et prospère, beaucoup de travailleurs azéris vont en Russie travailler. De ce fait il y a un levier considérable que la Russie peut à tout moment exercer sur le pays comme elle le fait d’ailleurs sur le Tadjikistan, l’Ouzbékistan, ou l’Arménie. De ce fait une certaine domination perdure et un certain leadership de la Russie s’exerce sur l’Azerbaïdjan. Enfin, par rapport au Karabagh, les Russes jouent un jeu d’équilibre en maintenant la pression sur les uns et les autres. Et en cas de difficultés extrêmes entre la Russie et eux, les Azéris ont peur que la Russie change cet équilibre entre les partenaires.

La Russie n’est tout de même pas toute-puissante ?

Malgré cela, l’Azerbaïdjan a une certaine marge de manœuvre. On a pu le voir lorsque Poutine a tenté de demander à un certain nombre de partenaires de rejoindre l’Union économique eurasiatique qu’il a mise en place. Il a pu l’imposer à l’Arménie mais pas à l’Azerbaïdjan. Jusqu’à quand les Azéris vont-ils tenir ? je ne le sais pas car Poutine dispose de nombreux atouts, de tensions et de crises qu’il peut déclencher à tout moment pour pouvoir se maintenir au pouvoir et exercer la pression.

Comment analyser ce rapprochement des Turcs avec la Russie concernant le projet Turkstream ?

Tous les analystes se trompent en se disant que parce qu’il y a un rapprochement entre la Turquie et la Russie la Turquie va quitter l’Occident. Le rapprochement est limité, il ne faut pas l’exagérer. Il faudrait même ne pas parler d’un rapprochement mais d’un simple retour aux anciennes relations d’avant la crise syrienne. La rupture entre la Turquie et la Russie était nuisible à l’un et à l’autre et je pense que les Turcs qui étaient tellement isolés ont regretté amèrement d’avoir abattu l’avion russe qui fut à l’origine de la crise entre Moscou et Ankara. Les sanctions imposées à la Turquie lui ont bien sûr été nuisibles, mais elles l’ont été tout autant pour la Russie car les embargos sont toujours à double tranchant par définition. Selon moi, ce retour à la normalisation est un coup de poker, une réussite spectaculaire de Poutine qui a vu à quel point la Turquie était isolée et incomprise – et cela par ses propres alliés de l’Otan, des Etats-Unis et d’Europe. Ce qui lui a permis d’envoyer un message fort à l’Occident lui faisant comprendre qu’il est incapable de défendre ses propres alliés et d’affaiblir par la même l’Otan. C’est une humiliation pour cette dernière et celle-ci, au lieu de le reconnaître, dit que la Turquie n’est pas un allié fiable. Ce qui est une mauvaise analyse qui ne fait que renforcer Poutine.

Jusqu’à présent on présentait un axe Russie-Iran via l’Arménie  avec la signature d’une feuille de route pour la création d’un corridor énergétique. Est-ce que la nouvelle donne géopolitique russo-turque et russo-azéro-iranienne change la donne pour l’Arménie ?

Cela ne va quasiment rien changer puisque, déjà avant, les pipelines ne passaient pas par l’Arménie. Celle-ci était déjà marginalisée dans ces marchandages. Aussi, malheureusement pour elle, la possibilité de normaliser les relations avec la Turquie est très éloignée. Le fait que la Turquie soit complètement isolée sur la scène régionale fait qu’elle va se rapprocher de son allié azéri, ce qui va davantage isoler l’Arménie. Ce n’est pas une bonne chose pour l’avenir économique du pays et du Caucase en général. Une ouverture de la frontière entre la Turquie et l’Arménie serait bénéfique pour tout le Caucase.

Le ministre russe des Affaires étrangères Lavrov a récemment déclaré que la Turquie pourrait jouer un « rôle positif » dans le processus de paix arméno-azerbaïdjanais. Quel rôle positif selon vous ?

Je pense qu’à l’heure actuelle la Turquie ne peut pas faire grand-chose. À un moment où la diplomatie turque était en forme, avant la signature des Protocoles arméno-turc de Zurich (signé le 10 octobre 2009 par les présidents d’Arménie et de Turquie mais non-ratifiés par les parlements arménien et turc, NDLR), elle pouvait exercer une pression sur l’Azerbaïdjan en la rassurant sur la normalisation de ses relations avec l’Arménie. Mais pour l’instant la Turquie est tellement fragile, instable, qu’elle ne peut rien faire. Tout ce qu’elle peut faire c’est garantir et amplifier son soutien à l’Azerbaïdjan car cette relation est une valeur sûre.