Chargement

Entrez votre recherche

L’Europe peut-elle avoir une influence sur la question arménienne ?

Follow Me
Tweet

Ahmet Insel

Economiste, professeur à Paris 1 et Galatasaray. Directeur de la maison d’édition Iletisim et chroniqueur au journal Radikal.

L’influence de l’Union européenne sur la question turco-arménienne est condamnée à rester limitée à cause de la perte d’enthousiasme en Turquie à propos de l’adhésion et du blocage relatif des négociations. Malgré ceci, l’UE peut se servir du levier des négociations de manière plus active et constructive. La Turquie aura plus tendance à être réactive et sur la défensive dans les deux années à venir. Un pas pourrait, partiellement, neutraliser cette tendance : l’activation spectaculaire des négociations d’adhésion.

La non reconnaissance de la grande tragédie de 1915 comme un génocide, le recours par la Turquie à un langage totalement négationniste et sa volonté d’endosser le statut de la plus grande victime n’ont jamais affecté de manière considérable les relations entre la Turquie et l’UE. Même si certains leaders européens ont affirmé que la reconnaissance du génocide arménien est une pré-condition à l’adhésion de la Turquie, une telle exigence n’a pas été exprimée en 1999 lors du premier feu vert à la candidature de la Turquie, ni en 2004 par la Commission ou le Conseil lors de l’officialisation de la candidature. Cette condition ne figure pas dans les normes communautaires définissant les réformes que le pays candidat doit accomplir. La Turquie l’affirme à chaque occasion.

Cependant, il est clair qu’une forte sensibilité au sujet du génocide subi par les Arméniens existe au sein des pays membres de l’Union Européenne. On peut en voir les reflets dans les textes sur la reconnaissance du génocide votés par les parlements de certains pays membres. On le voit en particulier dans la position que le Parlement européen a pris à ce sujet depuis 1987. Le parlement européen a reconnu le génocide arménien le 18 juin 1987. Cette décision n’est pas coercitive. Après le feu vert donné en 1999 à la candidature turque par l’UE, l’avocat Philippe Krikorian a saisi en 2003 la Cour de Justice des communautés européennes contre le Parlement, la Commission et le Conseil de l’UE, au nom de l’association Euro-Arménie ASBL basée à Marseille. Il affirmait que l’attribution du statut de candidat à la Turquie était en opposition avec la reconnaissance du génocide par le Parlement européen. Dans son  arrêt donné en 2003, la Cour affirme que : « Il suffit de relever à cet égard que la résolution de 1987 est un document contenant des déclarations de caractère purement politique, lesquelles peuvent, à tout moment, être modifiées par le Parlement. Elle ne saurait, de ce fait, produire d’effets juridiques obligatoires à l’égard de son auteur ni, a fortiori, à l’égard des autres institutions défenderesses« . La Cour d’appel a confirmé ce verdict en 2004.

Une situation similaire s’applique à la résolution votée par le Parlement européen en 2005. Une semaine avant la date d’ouverture officielle des négociations avec la Turquie, le Parlement européen a annoncé le 28 septembre 2005 qu’il approuvait cette décision. Le texte rappelle que les autorités de Turquie n’ont toujours pas entrepris d’initiative conforme à la résolution de 1987 du Parlement Européen, invite la Turquie à reconnaitre le génocide arménien et souligne que, cette reconnaissance, à l’image de la reconnaissance de la République de Chypre, est une précondition pour l’adhésion. Comme la précédente, cette résolution non plus n’est pas coercitive.

L’attente d’un “pas naturel”

Comme évoqué ci-dessus, la reconnaissance officielle par la Turquie du génocide arménien n’est pas une précondition pour la poursuite des négociations. Il est même discutable qu’elle soit une précondition officielle pour l’adhésion. Dans leurs conversations « off », les présidents du Parlement européen affirment qu’elle est une condition informelle. Malgré ce fait, une telle demande n’est formulée ni par la Commission ni le Conseil de manière officielle. Selon l’opinion qui prédomine à la Commission et au Conseil, lorsque la Turquie aura accompli les conditions d’adhésion, elle fera également « de manière naturelle » un pas historique à ce sujet. Se passera-t-il vraiment « naturellement » ou proviendra-t-il d’une condition invisible enterrée dans les référendums que certains pays membres s’apprêtent à faire au sujet de l’adhésion de la Turquie ? La réponse est pour l’instant inconnue. La deuxième option est possible, mais pour ceci, il faut arriver à l’étape de l’adhésion de la Turquie. Or aujourd’hui l’adhésion n’est plus l’option la plus probable. Dans ce contexte, les dynamiques internes à la Turquie pour la résolution de la question arménienne prennent beaucoup plus d’importance.

Dans la première moitié des années 2000, où les relations avec l’Union Européenne étaient au beau fixe, la Turquie n’a fait aucun pas officiel pour reconnaitre le grand drame d’humanité provoqué par la déportation des Arméniens de 1915, ni pour demander pardon, ni pour admettre la responsabilité des dirigeants ottomans de l’époque. Au contraire, après la reconnaissance du génocide arménien par le Parlement français en 2001, le gouvernement turc de l’époque, avec le soutien de tous les partis représentés au parlement, n’a pas hésité à réduire au niveau minimal les relations diplomatiques avec ce pays d’importance cruciale pour l’adhésion à l’UE. La même attitude s’est répétée en 2007 à cause du projet de loi pénalisant la négation du génocide en France, état qui déclarait cette fois-ci être ouvertement contre l’adhésion de la Turquie. Aux Etats-Unis, en Europe et en particulier en France, « la question arménienne » reste l’un des sujets qui occupent le plus les ambassades de Turquie. En résumé, il n’y a eu aucun changement de l’attitude officielle à propos de 1915 en Turquie, que ce soit lorsque les relations avec l’UE étaient bonnes ou lorsqu’elles étaient au ralenti. Nous avons précisé ci-dessus que l’UE n’a pas pris de décision coercitive à ce sujet, prérogative plutôt laissée à la responsabilité politique de chaque Etat membre.

Si les négociations d’adhésion avancent et que la Turquie arrive un jour au stade de l’adhésion, même si elle ne nomme pas ouvertement les événements subis par les Arméniens, en 1915 et après cette période, comme un génocide, elle devra admettre qu’il s’agit d’un crime très grave et demander pardon d’une certaine manière. Il est fort probable que cette obligation soit déclarée comme une condition « de facto », même si elle ne l’est pas « de jure », par plusieurs pays.

La politique de pression et de chantage de l’Azerbaïdjan

Les relations diplomatiques non formelles, qui ont pu avancer à l’occasion de la visite du président de la République Abdullah Gül en octobre 2008 pour assister à un match de football à Erevan, commençaient à devenir officielles avec les protocoles signés par les représentants diplomatiques des deux pays en 2009. Mais les deux gouvernements n’ont pu faire les pas nécessaires pour soumettre ces textes, comme il était prévu par les protocoles, à l’approbation de leur parlement. « La diplomatie des protocoles » est donc mort-née. Parmi les raisons de cet échec, on peut citer notamment la référence de la Cour Constitutionnelle d’Arménie aux documents définissant 1915 comme un génocide lors de l’approbation des protocoles, et de manière plus importante, les politiques de pression et de chantage menées par l’Azerbaïdjan sur le gouvernement turc.

Il est difficile d’affirmer que la perspective de l’adhésion à l’UE puisse avoir un effet direct sur les relations entre l’Arménie et la Turquie. La Turquie n’a pas pris la décision de fermer la frontière et de geler ses relations diplomatiques avec l’Arménie à cause d’un fait relatif à 1915. Elle en a décidé ainsi à cause de son soutien inconditionnel à l’Azerbaïdjan dans la guerre qui a éclaté à propos du statut du Haut-Karabagh entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Depuis ce jour, la Turquie est l’otage de sa décision sur un conflit dont elle n’est pas un acteur direct. L’avancée du processus d’adhésion à l’UE sur un chemin plus sûr peut réduire l’efficacité de la politique de chantage de l’Azerbaïdjan et la capacité de ce pays à mobiliser les milieux nationalistes. Il peut alors suffire d’une petite avancée concrète dans le conflit de Haut-Karabag, comme le retrait de l’Arménie d’une ou de deux districts parmi les sept districts qu’elle occupe, pour que la Turquie puisse rétablir les relations diplomatiques avec l’Arménie. Mais il est clair que l’acteur influent à ce sujet n’est ni les Etats-Unis, ni l’UE, mais la Russie.

Mais ces facteurs ne doivent pas cacher la réalité suivante : le nœud du problème se trouve dans les dynamiques internes sociales et politiques de la Turquie. Le plus grand obstacle à la résolution de la question arménienne provient du fait qu’elle constitue l’objet d’une très forte alliance fondatrice pour une grande partie de la société turque. Nous pouvons définir l’attitude négationniste comme un objet d’alliance qui continue à garder le plus son pouvoir et son influence aujourd’hui parmi les alliances fondatrices de la République. Une « question nationale » à même de réunir tous les partis au pouvoir et d’opposition, et ainsi produire une « attitude nationale » -considérée comme au-delà de la politique- qui continue d’obliger à appréhender la question arménienne comme un « tabou national ». Pour la majorité de la société, faire face à la déportation des Arméniens en 1915 et à la politique favorisant le renvoi des populations non musulmanes des territoires de la République de Turquie, demander pardon, faire des pas pour réparer ce qui a été commis… sont perçus comme les moyens de diviser le pays, détruire la République et l’Etat, c’est-à-dire une grande menace contre l’existence nationale. La politique étatique alimente cette perception de menace. Le plus grand facteur qui nourrit cette perception est la peur de rendre des comptes au sujet des transferts de propriété effectués pendant l’effacement quasi-total de l’existence et de l’identité des Arméniens sur les terres d’Anatolie. La poursuite de l’interdiction d’accès aux registres d’actes de propriété d’avant 1925 en est le signe le plus clair.

Les initiatives de la société civile

L’institutionnalisation des relations avec l’UE et l’ouverture des négociations d’adhésion n’ont pas eu d’influence directe et officielle sur la prise de conscience de 1915 en Turquie. Mais il est vrai que ces avancées ont permis de faire certains pas pour mettre fin au statut de « citoyen étranger » des minorités religieuses. Dans les années suivant l’ouverture des négociations, le gouvernement a fait des progrès pour résoudre les problèmes et réparer les préjudices des minorités religieuses, en particulier de la minorité arménienne. Le changement des lois pour permettre la restitution des biens appartenant aux fondations non musulmanes que l’Etat avait confisqués ces 30-40 dernières années a été une réforme importante. La restauration et l’ouverture de certaines églises symboliques ont été autorisées. Le soutien de certaines autorités locales à la restauration des biens culturels appartenant aux Arméniens s’ajoute à ce tableau. Le plus important est la fin des poursuites judiciaires contre ceux qui utilisent le terme « génocide » et de l’interdiction des conférences et publications à ce sujet après l’assassinat de Hrant Dink.

Les initiatives venant de la société civile pour faire face aux grands massacres que les Arméniens et d’autres minorités ont subi constituent l’avancée la plus importante. Les tentatives pour briser le tabou Arménien lancées dans les années 1990 -où les négociations d’adhésion n’étaient pas à  l’horizon- par un nombre limité d’historiens, d’activistes et de membres de la société civile ont pu profiter de l’élargissement du champ des droits et des libertés fondamentaux dans le cadre des négociations d’adhésion à l’UE et ont permis de faire des avancées majeures en terme de débats et de prise de conscience de ce sujet ces dix dernières années. L’organisation en 2005 de la première conférence objective sur la question arménienne n’était pas un hasard. Les commémorations du 24 avril organisées depuis 2009 dans certaines villes de Turquie, auxquelles la participation reste malheureusement limitée, sous la protection de la police, indiquent une avancée signifiante dans le sens de l’affaiblissement du tabou.

L’attitude de la Turquie à l’approche de 2015

Les yeux sont désormais tournés vers 2015, ou plutôt à l’attitude de l’Etat turc à l’approche de cette date. Certaines informations laissent penser que la Turquie s’apprête à mettre en avant la victoire de Gallipoli de 1915 face aux commémorations du centenaire de la déportation de 1915 qui seront organisées en Turquie et dans le monde.

D’autre part, briser le tabou dans le champ politique grâce à 2015 semble difficile du point de vue du calendrier des élections. Si aucun changement n’intervient dans ce calendrier, les municipales du début de 2014, l’élection pour la première fois au suffrage universel du président de la république à la fin de l’été 2014 et les législatives de l’été 2015 peuvent donner lieu au mieux à un étouffement de la question arménienne par les partis politiques pour ne pas « prendre de risques », et au pire, à son utilisation comme l’objet d’une compétition nationaliste. Dans tous les cas, il sera plus réaliste d’attendre essentiellement de la société civile, et non des partis politiques représentés au parlement, les nouvelles initiatives qui pourraient briser le tabou en Turquie avant et pendant 2015.

L’influence de l’Union européenne sur la question turco-arménienne est condamnée à rester limitée à cause de la perte d’enthousiasme en Turquie en faveur de l’adhésion et du blocage relatif des négociations. Il est fort probable que 2015 soit une année où la Turquie aura des relations tendues avec l’UE et plusieurs pays membres sur le plan officiel. Cependant, si on accepte que la démocratisation de la société turque soit une condition non suffisante mais nécessaire pour briser réellement le tabou de la question arménienne, on peut attendre de l’UE qu’elle se serve du levier des négociations de manière plus active et constructive. Dans ce contexte, les formes d’adhésion partielle proposées à la Turquie à la place d’une adhésion pleine provoqueront la perte de la capacité de l’UE d’avoir une influence sur la question arménienne, comme sur plusieurs autres sujets.

Le rapprochement avec l’Organisation de coopération de Shanghai comme une alternative à l’UE

Même s’il n’est pas officiellement déclaré par les responsables de la politique étrangère turque, il faut noter que la Turquie met en avant l’Organisation de coopération de Shangai (OCS) comme une alternative à l’UE. La Turquie avait fait une demande pour obtenir le statut de « partenaire de dialogue » de cette organisation en avril 2011. Après la réponse positive à sa demande lors du sommet de Pékin en 2012, la Turquie a signé un traité confirmant son statut de partenaire de dialogue. Il est possible de l’interpréter comme le premier pas d’une adhésion future aux Cinq de Shanghai, mais en tant que membre de l’OTAN, la Turquie ne peut devenir membre d’une autre organisation basée sur la coopération militaire. L’adhésion de la Turquie au CENTO (Central Treaty Organization) n’avait pas posé de problème car celui-ci était conçu comme une prolongation de l’OTAN. Mais l’Organisation de coopération de Shanghai ne possède pas cette caractéristique. La Turquie avait exprimé pour la première fois sa demande d’adhésion lors de la visite de Abdullah Gül, alors ministre des Affaires étrangères, en Chine en 2005. Mais le gouvernement chinois n’avait pas approuvé cette demande. La Chine soutenait alors fortement l’adhésion de la Turquie à l’UE. Le statut de partenaire de dialogue a été accordé en 2012 particulièrement à la suite des efforts de la Russie et du Kazakhstan. Entre temps, la perte de vitesse de la perspective européenne de la Turquie a joué dans le changement de ton de la Chine. Parmi ses raisons d’opposition en 2005 à l’adhésion de la Turquie à l’OCS, la Chine évoquait, en plus des raisons géographiques, la perspective européenne du pays. Elle rappelait les problèmes que « poser ses pieds à deux endroits différents » pourraient provoquer. Cette métaphore résume justement le problème de l’ambivalence du parti au pouvoir en Turquie aujourd’hui. Car tous les membres de l’OCS, basée sur un accord de sécurité régionale, sont des pays qui ont adopté un modèle de capitalisme autoritaire. Le rapprochement de la Turquie avec cette organisation signifie donc qu’elle se penche vers un modèle similaire. Cette orientation ne serait pas en opposition radicale avec le conservatisme autoritaire de M. Erdogan et l’approche de développement de l’AKP, mais elle n’est pas conforme aux réalités sociales et économiques de la Turquie.

L’éloignement de la Turquie de l’orbite de l’UE et son rapprochement avec une organisation basée sur un capitalisme centré sur l’Etat/parti risque de jeter un voile sur la question arménienne, plutôt que de contribuer à sa résolution. Un tel rapprochement risque aussi de laisser l’avenir des relations de la Turquie avec l’Arménie entièrement dans les mains de la Russie.

Nous sommes dans une période où la politique du « zéro problème avec les voisins » de la Turquie est, en grande partie, en train de s’effondrer, où ses prétentions et ses initiatives pour un leadership régional perdent de leur valeur et où ses politiques se fissurent. La Turquie, qui prétendait être un « soft power » susceptible d’amener de l’ordre et de la stabilité dans la région bascule dans une politique réactive et défensive. Elle perçoit les changements dans la région comme une menace pour sa sécurité. Pendant les deux années à venir, la question arménienne sera fréquemment débattue dans l’opinion publique mondiale et le génocide sera commémoré dans une large partie de la planète. Dans un tel environnement, la Turquie ne sera pas proactive à propos de la question arménienne, elle ne prônera pas non plus une solution, mais sera plutôt réactive et sur la défensive. Un pas qui pourrait, partiellement, neutraliser cette tendance, serait l’activation spectaculaire des négociations d’adhésion par le Conseil de l’UE.